CONTRIBUTION

COVID-19 : Le philosophe spectateur face au monde en péril

Par M.Seydou Keïta

Le monde semble courir à sa fin…

L’état actuel du monde en appelle, pour le moins, à une profonde réflexion sur la place et la capacité de l’homme dans le monde. Cependant, s’agit-il d’une réflexion purement philosophique ou bien une réflexion pratique sur les agissements des humains et l’avenir de l’univers. Cela dit, quel(s) domaine(s) de connaissance1 doit/doivent nous préoccuper le plus ?

1. Situation générale

Le 31 Décembre 2019, l’épidémie Covid-19 fait son entrée en Chine (Wuhan) juste avant les prémices d’une nouvelle année qui sera 20202. Sous l’effet de la multiplication des cas un peu partout à Wuhan puis à travers le reste du monde, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) déclare que le Covid-19 est dorénavant une pandémie. Le nombre d’infectés ne cesse d’augmenter de jour en jour ; sans oublier les malheureuses victimes qui s’empilent par milliers. Tout cela, parce qu’aucun remède officiel n’est encore adopté au degré actuel de nos connaissances3. Le trouble et la terreur ont ainsi les maîtres-mots. L’humanité craint le pire. Nous avons bien su (ou presque) répondre à de grandes questions sur l’homme et sur la Nature. Mais cette fois-ci, personne ne peut dire avec certitude jusqu’où ce virus pourrait nous mener. Tout ce qu’on sait, c’est qu’on doit prendre les mesures sanitaires drastiques et revoir certains de nos comportements quotidiens4. Vu le nombre de morts à l’échelle mondiale et les premières conséquences socioéconomiques, on peut en effet estimer les lourdes ardoises des différentes nations. Par contre, ne nous seront jamais au bout de nos surprises avant que le virus ne soit combattu pour de bon.

Les sujets relatifs à la possibilité d’invention de ce virus ne m’intéressent pas ici particulièrement. Encore moins ses corollaires à savoir la guerre bactériologique, la sauvegarde de la Nature (réduction de la pollution, stopper le braconnage de certains animaux sauvages…), les ambitions perverses (par exemple décimer la population mondiale ou une partie ciblée), réduire l’immigration, la théorie du complot5 etc. Ce qui est sûr, c’est que la maladie est bien réelle et nous devons immédiatement agir.

Agir, j’ai bien dit ! Non pas rester là à produire des pensées et à manipuler des concepts.

2. Les limites du philosophe

Je cherche précisément à mettre le philosophe face aux vraies catastrophes. Car pour lui, il n’y a pas plus grande catastrophe que le fait pour quelqu’un de produire une pensée sans se servir de sa Raison. Evidemment, dans sa perspective, tout repose sur une logique naturelle du monde qu’on ne peut pas se permettre d’ignorer. Devenir maître et possesseur de Nature (Descartes), imiter le démon laplacien, appréhender l’homme comme la mesure de toute chose (Protagoras) etc., voilà autant d’ambitions ou croyances philosophiques. Ils ont beaucoup trop accordé d’influence au rationalisme de l’homme6 en oubliant qu’il ne peut pas tout ni ne sait tout. Il y a des choses qui débordent son entendement, auxquelles il doit se plier sans restriction.

Dans la crise du Covid-19, les philosophes ne peuvent que rester cloitrés derrière les médecins voire de simples aides-soignantes parce que leurs mots ne servent plus à rien7. Même s’ils s’épuisaient à parler, après la lecture d’un texte philosophique sur le contexte actuel, on tombe aussitôt dans la détresse et le désarroi. Il n’aurait rien apporté de plus ni n’aurait changé quoique ce soit à l’état du monde. Leurs notions sont faiblardes devant un petit geste sanitaire8. Nietzsche et ses aphorismes, Hegel (qui se considère comme le dernier des savants) et sa phénoménologie, Sartre et l’existentialisme, Kant et ses Critiques pures, etc., ne pourraient rien faire quand le vrai « Mal » s’installe dans l’univers. Ils parlent de tout et de rien sans conséquences majeures.

Les philosophes ont la prétention de s’exprimer sur tout en essayant d’apporter des réponses. Quand bien même Karl Jaspers ait anticipé la réplique à cette volonté, en disant que ce ne sont pas les réponses qui sont ce qu’il y a d’essentiel en philosophie mais plutôt les questions. Luc Ferry n’est pourtant pas d’accord avec sa sentence puisque, pour lui, on ne tirerait aucun enseignement de l’élargissement infini de notre champ de questionnement sur un fait. Nous devons alors apporter des réponses aux faits qui titillent notre esprit. Pourtant sans le savoir, K. Jaspers en venait à tuer l’intérêt des théories philosophiques. Celles-ci posent souvent des questions lapidaires mais s’il n’y avait guère de fin à ces questions qu’elles-mêmes, alors elles ne vaudraient pas plus qu’un charabia enfantin.

Renoncer à l’acharnement au rationnel est le premier pas vers la grande découverte des mystères de l’univers. La plupart des choses intéressantes ne sont pas très raisonnables. Elles fendent les limites de la raison et se rapprochent beaucoup plus de l’imagination. Par imagination, je n’entends pas le simple fait de laisser son esprit voyager dans le vide, mais c’est plutôt une activité contemplative de la Nature tout en admettant qu’on peut découvrir ce qu’on n’aurait jamais cru penser.

3. Le philosophe. Et les autres ?

La philosophie a néanmoins ceci de spécial en ce sens qu’elle entretient les « tergiversions » de l’esprit. Il est normal de penser les choses ; et surtout de bien les penser. Essayer d’éliminer cela de nos vies, c’est enterrer une partie de nous-mêmes. Mais nous ne devons pas la considérer comme la partie invisible de l’iceberg. Il y a bien de choses dans le monde qui priment sur elle. La philosophie, seulement à quelques exceptions près, n’a de valeur que dans le divertissement9 et le fantasme spirituels. Lorsqu’elle s’immisce dans un autre domaine de connaissance, elle a tendance à le façonner à sa manière en l’imprimant de concepts nouveaux. Ces derniers deviennent les noyaux du périmètre d’appréhension de ce domaine. Ainsi, on ne peut plus le désigner comme à l’accoutumée10.

Nous sommes en présence d’une situation inédite qui oblige le globe à s’adapter à une nouvelle façon de vivre. La majorité des pays ont fermé leurs frontières et les populations sont confinées chez elles. L’autorisation de sortie n’est accordée qu’en cas de situation urgente. Au Sénégal, l’état d’urgence a été déclaré le 23 Mars 2020 par le Président Macky Sall, en vertu de l’article 69 de la Constitution et de la loi 69-29 du 29 Avril 1969. Ce qui pousse à nouvellement penser le rapport entre les humains. Sommes-nous véritablement des êtres dépendants les uns des autres ? Ou bien cette image du monde n’est qu’un gros « cliché ».

Quelle est la véritable place de l’homme dans l’univers ? La philosophie peut bien servir dans cette optique. Aristote a fait du rapport social la quintessence même de la perspective définitionnelle de l’homme. Nous sommes inéluctablement destinés à être en société ; ce qui traduit notre besoin grégaire. Il n’est plus nécessaire de le démontrer encore davantage lorsqu’on s’aperçoit de la force de la mondialisation avec notamment les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC). Le flux communicationnel est partout très élevé entre les hommes. Cependant, on comprend avec Adam Smith que cet « altruisme » de l’homme à participer à la vie de l’autre n’est rien d’autre que de l’ « égoïsme ». Quoique cela favoriserait le progrès au niveau mondial. Nous subvenons aux besoins d’autrui seulement quand il y a un intérêt pour nous. Je dirais qu’il s’agit, le plus souvent, d’un intérêt moral. D’autre part, l’homme semble excessivement pousser des ailes quant à son comportement vis-à-vis des phénomènes de la Nature. Il se considère comme un « dieu » sur terre. Pour lui, les mystères non encore perçus ne sont, pour l’instant, que les données du problème qui ne se laissent pas aussitôt pénétrées. Cependant, ils se révèleront tôt ou tard. Force est de noter que le Covid-19 a démontré que nous n’avons pas cette prétendue puissance. Non pas parce qu’il ne pourrait jamais être éradiqué, mais on ne s’était pas préparé aux présentes conditions de vie ainsi que les futures conséquences de la maladie.

Bref, notre rapport à autrui est profondément altéré avec le présent changement. La place de l’homme est également à réexaminer.

Par ailleurs, il n’y a pas qu’à travers la philosophie qu’il est saisissable.

Ne croyez-vous pas que l’économiste n’a pas une analyse beaucoup plus élargie ? Que le politique n’est pas capable de se rendre compte des conséquences du Covid-19 ? Que le sociologue et le psychologue n’ont pas de vraies données pour expliquer les comportements humains à l’échéance du virus ?

Je pose en effet le débat sur l’essence même de l’activité philosophique : la pensée qui s’étend jusqu’à la remise en question des idées reçues. Toutefois, la science et bien d’autres cadres d’étude ont également pour objet de « falsifier »11 les données qui ne sont plus valables à notre époque. Penser (voire repenser) les choses, découvrir de nouvelles « vérités », mettre l’homme face à ses paradoxes et à ceux de la Nature, ne sont pas l’apanage de la philosophie. En plus, dans plusieurs cas, elle est supplantée par des initiatives concrètes. Aussi, la subjectivité et la controverse ne sont pas des critères rares ailleurs. Le cas du Pr Raoult Didier nous fournit un bel exemple.

Que faut-il faire maintenant ?
J’ai gouté à la philosophie mais je suis trop souvent resté sur ma faim.

Seydou KEITA, Etudiant au département de Philosophie à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

Références

1 La philosophie, la science, la religion, la psychologie, la sociologie etc.


2 Il est à rappeler que le Covid-19 est une maladie zoonotique qui fait partie de la grande famille des Coronavirus. La nouvelle version est naturellement une mutation du virus ; sinon la Chine avait enregistré en 2003 près de 680 morts par suite de cette maladie associée au syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS).


3 Le virologue Didier Raoult persiste sur sa conviction qui est que l’hydroxychloroquine est un remède efficace contre le Covid-19 puisqu’il l’utilise pour soigner beaucoup de patients. Même le Sénégal s’est essayé à utiliser ce médicament très controversé.


4 Porter des masques chirurgicaux, se laver constamment les mains avec du savon ou tout autre détergent, boire trop souvent de l’eau, ne pas serrer la main, garder de la distance par rapports aux autres, utiliser des solutions hydroalcooliques, éviter les rassemblements etc.

5 Certains prétendent que les industries pharmaceutiques seraient à l’origine du virus. D’autres croient que c’est l’œuvre d’une minorité hétérogène constituée de gens riches et ainsi de suite. Notons que malgré toutes les suppositions, le Covid-19 ne fait pas de distinguo entre les hommes. En l’occurrence, je rends un vibrant hommage à Manu Dibango et à Pape Diouf ; sans oublier toutes les autres victimes.

6 Cela m’étonnerait d’ailleurs que toutes les idées philosophiques qu’on connait soient rationnelles. Il y a des théories dont on se demande parfois si elles ne seraient juste pas ridicules.


7 « Les mots ont le pouvoir de changer le monde, disent-ils ». Faudrait-il que ces mots changent vraiment quelque chose ; qu’ils soient en ce sens des « actes de langage » au sens austinien : quand parler c’est aussi agir.

8 L’Ecole Supérieur Polytechnique (ESP) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar a fait un don de gels hydroalcooliques (antiseptiques pour les mains) préparés au Département Génie Chimique et Biologie Appliquée.

9 Ne perdons pas de vue les banquets que les philosophes organisent afin de discuter entre eux des sujets/concepts (souvent autour d’une table) en l’accompagnant d’un grand festin.


10 C’est dans ce sens que les idées relatives à la religion sont caractérisées par Philosophie de la religion ; celles liées à la politique sont la Philosophie politique ; quant à l’éducation on parle de Philosophie de l’éducation et ainsi de suite.

11 Verbe emprunté aux catégories poppériennes.

BIBLIOGRAPHIE

-AUSTIN John Langshaw : Quand dire, c’est faire, Paris, Editions du Seuil, 1970. -DESCARTES René : Discours de la méthode : Introduction et notes par Etienne Gilson, Paris,

J. Vrin, 1992.

-KOYRE Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, Trad. de l’anglais par Raissa Tarr, Paris, Gallimard, 1973.

-POPPER Karl : La logique de la découverte scientifique, Préface de Jacques Monod, Paris, éditions Payot, 1973.

-SARTRE Jean-Paul : L’existentialisme est un humanisme, Présentation et notes par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, 1996.

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