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La pandémie ou le temps de philosopher le monde

Par Mamoudoudia Diaboula

Dans la sixième partie de son ouvrage Discours de la méthode, le philosophe René Descartes1 prophétisait la possibilité pour les humains d’être en mesure d’avoir une maîtrise totale des choses qui les environnent, de dominer les forces de la nature, d’être « comme maître et possesseur de la nature»2. Descartes accordait une foi indéfectible à la puissance souveraine de la raison du fait que les hommes sont, d’après lui, « des substances pensantes ». Autrement dit, les hommes, en tant qu’un RES COGITAN, reste la structure la plus évoluée de la création. Notre siècle, compte tenu de ses multiples progrès scientifiques et technologiques, a cru souvent à tort d’avoir réalisé cette prophétie. Et, notre temps se voit comme la réalisation achevée de toute entreprise humaine, le parachèvement de tout projet de civilisation, pour ainsi dire ; comme si d’emblée plus rien ne peut jamais échapper au contrôle de l’homme, et comme si la nature avec toute sa complexité s’est soumise à la volonté exclusive de l’homme. Autant dire que l’homme se voit comme le maître incontesté de l’univers. Mieux, de par sa science, il croit posséder en lui le pouvoir de percer le voile qui le sépare de son avenir pour y voir de manière claire ce qui adviendra et se préparer en conséquence.

Pourtant, le contexte actuel de notre monde semble balayer cette prophétie cartésienne. Le monde est en pause ou, au contraire, il est en crise, plus précisément en crise sanitaire. Une créature microscopique à peine vivante a tenu l’humanité en otage et l’a obligé de prendre congé de ses expériences les plus familières. Elle a enfermé le monde dans une prison et a anéanti en un temps record les certitudes et les croyances, qui jusque-là, semblent être les plus assurées de l’homme. En effet, depuis décembre 2019 le monde est confronté à une maladie causée par un virus connu sous le nom de « coronavirus ou covid-19 ». Cette crise qui commença d’abord en Chine s’est très vite propagée dans le reste du monde pour passer d’une épidémie à une pandémie.

Pour combattre la propagation et limiter le nombre de victime, beaucoup de pays ont décidé de procéder par la méthode du confinement. Ce confinement est aussi synonyme de ralentissement économique, si ce n’est son arrêt total. La situation semble préoccupante du fait du nombre de personnes qui meurent sous l’impuissance totale de nos politiques sanitaires ; et, au-delà du taux élevé de la mortalité de cette pandémie, c’est aussi la peur d’une crise économique qui inquiète tant. Car, selon bon nombre de spécialistes, un éventuel désastre économique est à ce niveau envisageable. Toutefois, une crise économique risque, à son tour, d’augmenter le taux de chômage, la précarité voire même la famine dans le monde. En réalité, notre présent est obscur et un futur incertain semble nous attendre.

Le doute et l’incertitude d’un avenir meilleur et assuré ont envahi les cœurs, et l’homme avec toute sa science semble ne plus savoir sur quel pied danser pour redonner foi à son existence afin d’éclairer son présent et se projeter vers l’avenir. A ce niveau, la seule chose dont nous pouvons nous contenter c’est la philosophie, la méditation ; voire la pensée tout cour. Pas n’importe quelle philosophie, mais une philosophie qui se penche sur le présent afin de trouver la voix d’un avenir meilleur et assuré pour l’homme. A travers le coronavirus, nous devons penser notre présent et réinventer notre histoire. Autrement dit, cette crise sanitaire est aussi une invitation à la philosophie. De fait, le simple fait que nous acceptons tous et sans restriction de renoncer à nos libertés les plus banales –celle d’aller et de venir– est assez suffisant pour comprendre que notre monde peut changer dans le pire des sens; d’où l’idée selon laquelle la pandémie est aussi une problématique philosophique qu’il conviendra de résoudre.

Le coronavirus, une alternative pour réinventer le monde

Comment le coronavirus peut-il être une alternative de réinvention de notre humanité, de notre histoire voire de notre monde ? C’est là, de prime abord, la première interrogation philosophique que cette crise sanitaire met en évidence. En effet, la disponibilité de la science philosophique à l’évènement fait du philosophe un penseur du présent, un penseur de la crise, un savant du réel pour ainsi dire. Le réel dans sa constitution globale et dans sa complexité ne se prête jamais à l’homme comme un tout, comme une entité substantielle. Au contraire, il se lit dans le temps et de par le biais de l’histoire. C’est à travers l’histoire des hommes qu’il se comprend et c’est à travers les crises et les contradictions de la vie qu’il se manifeste.

Mais, une crise n’est pas une simple modification de l’expérience quotidienne des hommes, c’est aussi le temps de la réflexion et de l’introspection, une alternative de faire une réévaluation de l’homme et de la place qu’il incarne dans le monde. Mieux, le versant positif de toute crise est de converger l’esprit vers de nouvelles ambitions, vers des objectifs nobles pour le grand bonheur des humains. Si les philosophes sont convaincus que la violence est la sagefemme de l’histoire3, c’est à juste titre, que les crises nous rendent plus forts et plus responsables en ce sens qu’elles nous permettent de nous remettre en cause et de nous tourner vers le bien de l’humanité. Le covid-19 ne sera pas une exception à cette règle. Mais, en quoi cette crise peut nous permettre de construire un monde meilleur ?

La question en soi, peut trouver sa réponse en interrogeant le lien entre l’homme et le monde. Depuis les âges les plus lointaines, l’homme a cherché à s’échapper du monde. De par sa science, il a toujours essayé de trouver d’autres lieux pour rendre possible la vie « biologique par-dessus la terre4 ». Cette tendance que l’homme a de s’évader du monde s’explique par son effort constant de dévier les lois de la nature. En effet, il vit dans le monde comme si ce dernier n’est qu’un lieu parmi d’autres où il peut continuer à maintenir ses activités et ainsi continuer à perpétuer son humanité. Ceci le conduit à vivre dans ce monde sans se rendre compte des risques que représente la disparition de son milieu naturel. Or, cette conduite de l’homme qui le pousse à entrer en contradiction avec son milieu naturel, constitue à la fois un danger et une menace pour son avenir et sa civilisation. Un danger dans la mesure où il ne se rend pas compte des conséquences néfastes que ses offenses à la nature peuvent engendrer. Et une menace pour la civilisation dans la mesure où il existe un lieu précis de maintien de l’humanité. Et toute tentative d’aller hors de cette limite peut entrainer une extinction progressive de la civilisation humaine. Et ce lieu, c’est le monde naturel. Hannah Arendt nous avertissait en ce sens en insistant très fortement sur notre dépendance du monde naturel pour l’accomplissement de notre humanité : « la terre est la quintessence même de la condition humaine »5, disait-elle.

Dire que la terre est « la quintessence de la condition humaine » revient à attester le lien naturel qui existe entre l’homme et les autres fils de la nature. Cela veut dire que l’homme malgré toutes les merveilles dont il pourrait être capable d’un point de vue scientifique et technique, il ne reste humain qu’en acceptant de s’intégrer dans la logique de la nature. Mieux, notre humanité s’accomplit en parfaite harmonie avec la nature.

L’histoire humaine a été bâtie autour d’une illusion qui nous fait croire que l’homme est un être qui doit échapper au contrôle de la nature. Ainsi, l’homme ne vit pas pour comprendre la nature, mais plutôt la dominer et la soumettre à ses caprices. Nous connaissons ce leitmotiv des philosophes, qui soutient que la nature est chaos incommensurable où, seul l’homme peut y introduire un ordre. Que l’homme se prenne comme le seul être qui jouit d’une indépendance totale et le seul être capable d’instaurer de l’ordre dans la nature, c’est là les causes principales des malheurs et des catastrophes qui s’abattent sur son monde. Car, sa prétendue superpuissance le rend en même temps vulnérable, peut-être l’empêche de voir dans la nature les germes de son humanité et de toute certitude, lui ôte toute conscience morale vis-à-vis de cette même nature. L’appel de l’astrophysicien Herbert REEVES est révélateur en ce sens et c’est à juste titre qu’il nous met en garde contre une possible extinction massive des ressources de la planète due aux actions de l’homme. La terre, disait-il, n’est pas la propriété de l’homme6.

S’il en est ainsi, il faut réconcilier l’homme et son milieu naturel. Une réconciliation qui doit consister à dissiper les fausses opinions qui excluent l’homme des vivants de l’univers et font de ce dernier un être indépendant et superpuissant qui, à tout point de vue, ne doit pas se conformer à la logique qu’impose la nature. Il reste évident que plus l’illusion d’être le maitre incontesté de la nature durera, plus on avance vers un déséquilibre, et plus on va vers un anéantissement sans précédent de la civilisation humaine. En d’autres termes, il faut rétablir une harmonie entre l’homme et la nature en cela que tout bouleversement de ce rapport d’harmonie accentue la menace d’un éventuel effondrement de la vie humaine et très probablement la survenance d’un chaos de destruction massive.

Restaurer une harmonie entre l’homme et la nature revient à dire que l’homme a le devoir de protéger la nature, l’écosystème dans lequel il vie. La nature en revanche doit continuer à maintenir des meilleures conditions d’existences pour une survie pérenne de l’homme. En gros, il faut une interdépendance et une complémentarité entre l’homme et son milieu naturel. L’homme, comme le disait Marx, ne devrait pas nécessairement voir la nature comme un élément dans lequel il doit tirer uniquement sa subsistance. Ainsi il disait : « toute aliénation de soi de l’homme à l’égard de lui-même et de la nature se manifeste dans le rapport qu’il institue, d’une part, entre lui-même et la nature7… » Il se doit de la voir comme son prolongement voire comme le parachèvement de tout processus d’humanisation. Sinon, l’humanité sera au regret de constater comme l’a fait une fois le poète René Char que « que notre histoire ne sera précédée d’aucun testament »8.

Plusieurs analyses scientifiques tentent de lire la crise du covid-19 comme une conséquence directe du capitalisme. Je n’exclurai pas aussi cette hypothèse dans cette étude. Le capitalisme, comme le pensent certains, n’a pas seulement pour conséquence l’asservissement d’une masse de travailleurs à des conditions misérables, c’est aussi un phénomène de surexploitation des ressources terrestres. A plusieurs reprises, les écologistes nous ont mis en garde contre cette surexploitation des ressources mondaines tout en précisant à chaque fois les risques que cela représente pour notre vie, pour notre santé pour dire clairement. L’entreprise capitaliste, pour ainsi dire, a rendu notre monde avide de ressources naturelles ; mieux que ça, elle tend à anéantir la biodiversité, ce qui sans doute a comme conséquence ultime l’effondrement de l’équilibre naturel du monde et le déclenchement des catastrophes naturelles. Daniel Tanuro n’a pas tort de dire que :

Il ne s’agit pas uniquement d’une crise sanitaire. Il y a évidemment un aspect de crise sanitaire qui est aigu et très important, mais cette crise sanitaire fait partie en fait d’une crise écologique et sociale beaucoup plus vaste. En fait, la crise du covid-19 est la première crise globale – sociale, écologique et économique – de l’Anthropocène9.

La philosophie politique et le coronavirus

Sur le plan politique, la question philosophique qui se pose à nous vis-à-vis de cette crise pandémique est celle du bon gouvernement ou encore du bon régime politique. Notons bien que le lendemain de l’année 1989 fut décisive dans l’histoire de la politique occidentale et de la démocratie. Cette date marque le triomphe définitif de la démocratie sur les régimes autoritaires. Certains intellectuels ne se sont pas empêchés d’interpréter cet événement comme la fin de tous processus idéologique sinon politique, comme la fin de l’histoire humaine. L’œuvre de Francis Fukuyama sera sans doute une illustration parfaite de ces thèses sur la fin de l’histoire. Comme il le témoigne dans ces propos :

Un consensus assez remarquable semblait apparu ces dernières années concernant la démocratie libérale comme système de gouvernement, puisqu’elle avait triomphé des idéologies rivales : monarchie héréditaire, fascisme et, tout récemment le communisme. Je suggérais en outre que la démocratie libérale pourrait bien constituer le point final de l’évolution idéologique de l’humanité10.

La sentence d’une fin de l’histoire humaine, aussi grotesque qu’elle peut paraître, n’a qu’une seule signification. Elle veut simplement dire que nous sommes arrivés à un temps de notre histoire où plus jamais aucune contradiction ne peut ébranler notre monde. En effet, si l’histoire des hommes a une finalité, c’est de conquérir la liberté et d’instaurer le respect autour de la dignité humaine. Ainsi, ils voyaient la démocratie dans son ensemble comme un mode d’expression de la liberté. Pourtant, les démocraties sont en crise depuis quelques temps. La crise sanitaire de covid-19 ne vient accentuer la crise profonde dans laquelle les grandes démocraties du monde sont plongées depuis des décennies maintenant. Elles sont jugées comme insuffisantes sinon handicapantes pour une gouvernance vertueuse et transparente. Mais aussi handicapantes pour la liberté et l’épanouissement des hommes. En effet, « l’idéal démocratique règne désormais sans partage, mais les régimes qui s’en réclament, suscitent presque partout de vives critiques11 », nous dit Rosanvallon.

Dire que le covid-19 est une accentuation de la crise des grandes démocraties, témoigne en outre de leur manquement dans la gestion de la crise sanitaire actuelle. Nous avons tous constaté le tâtonnement des pays démocratiques dans leur prise de décision, nous avons vu aussi qu’ils eu recours aux méthodes chinoises de lutte contre le virus et tout récemment lors d’un dernier discours, le président Macron faire aveu d’un certain manque d’efficacité, de difficulté voire même de transparence dans la gestion de la crise. Cela revient à dire que lecovid-19 a mis au grand jour les nombreux disfonctionnements qui gangrènent les régimes démocratiques. Ces disfonctionnements nous interrogent aujourd’hui sur le statut de la démocratie, sur sa légitimité et bien entendu sur son avenir dans nos sociétés. Car, comme le disait John Rawls, la transparence est au fondement de tout projet politique, de tout progrès social et à coup sûr de tout de tout projet de justice. Ainsi, « la justice », dit-il, « est la vertu première de institutions sociales telle la vérité est pour les systèmes de pensées ». Faut-il donc renoncer à la démocratie pour une meilleure efficacité politique ?

En effet, le fait que la Chine, pays à régime autoritaire c’est-à-dire non démocratique soit le plus conséquent dans la gestion de cette crise, mais aussi le fait de constater que les grandes démocraties soient incapables de trouver des solution démocratiques adéquates pour gestion la crise, met sans doute au goût du jour la réflexion sur la pertinence de la démocratie d’une part et un éventuel retour vers l’autoritarisme. L’idée en soi reste tentante, et des arguments ne peuvent manquer pour soutenir une telle hypothèse.

On peut par exemple supposer que les décisions politiques sont plus efficaces avec moins de liberté ; que la restriction de certaines libertés est synonyme de progrès et de bien-être social, puisque la restriction des libertés fondamentales en Chine a permis au chinois de vaincre l’épidémie et contribue également à faire reculer la pandémie dans le reste du monde, on peut supposer que la garantie des libertés dites fondamentales n’est pas toujours nécessaire. A ce niveau, on ne saurait donner une issue à cette question, il faudra attendre un dénouement complet de la crise pour savoir dans quelle voie il faudra se lancer pour une politique plus transparente, plus juste et plus équitable.

Il est fort probable que la hiérarchie de l’ordre mondiale soit bouleversée et qu’advienne un nouvel équilibre dans les relations entre pays. Sur le plan politique, le covid-19 nous a appris la fragilité incommensurable qui existe entre les conventions internationales. Le vieux concept de mondialisation a reculé d’un pas. L’union européenne est incapable d’apporter une solution européenne dans la lutte contre le corona. L’Amérique semble totalement déçue par l’organisation mondiale de la santé au point de se retirer de cette union. Partout, ce sont des solutions nationales qui ont pris de dessus. Que reste-t-il de la mondialisation, ou sinon que sera la mondialisation de demain après la sortie des pays de pandémie de covid-19 ?

Il est quasiment certain que les réactions que va susciter cette crise n’iront pas vers des solutions globalisantes. Force est de constater que dans l’état actuel des choses, chaque pays risque de se replier sur lui-même. La prise de conscience des pays de ne plus compter que sur eux-mêmes est à jamais une évidence. Par le corona, ils ont compris qu’en cas de chaos, c’est la logique du chacun pour soi qui s’impose comme nous le vivons actuellement. Car, « chaque époque », nous rappelle Hegel, « chaque peuple se trouve dans des conditions si particulière, que c’est seulement en fonction de cette situation particulière qu’il doit se décider»12

Mamoudoudia Diaboula, doctorant en philosophie morale et politique à l’Université

d’Aix-Marseille en France.

Références

1Voir R. Descartes, Discours de la méthode, Paris, Gallimard, 1966.

2 Ibid. 168.

3 K. Marx, Le capital, Paris, PUF, 1983, p. 843-844. Cette idée a été développée avant Marx par Hegel. Dans son ouvrage intitulé La raison dans l’histoire, Paris, Pocket, 2012, Hegel expose clairement que ce se sont les malheurs et les contradictions qui font progresser l’histoire.

4 Voir Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Clément-Levy, 2018.

5 Ibid. p.34.

6 Voir H. Reeves, La terre vue du cœur, Paris, Seuil, 2019.


7 K. Marx, les manuscrits 1844, P. 125-126.


8 Cet aphorisme est repris par le H. Arendt, dans La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972. P. 11.

9 https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/170420/pandemie-capitalisme-et-climat-daniel-tanuro

10 F. Fukuyama, La fin de l’histoire et dernier, Paris, Flammarion, 1992, p.11-12.

11 P. Rosanvallon, La contre-démocratie, Paris, Point, 2006, p.9.

12 G. Hegel, La raison dans l’histoire, Paris, Pocket, 2012, P.41,

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