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ENTRETIEN AVEC LE PHILOSOPHE MAMOUSSE DIAGNE : «J’ai vu des griots construire des généalogies sur la base de simples homonymies»

PAR BACARY DOMINGO MANE

C’est avec la mort dans l’âme, que le philosophe Mamoussé Diagne, Maître de conférence au département de philosophie de l’Université Cheikh Anta Diop, évoque la dégénérescence « culturelle » de notre société au point de fabriquer de fausses généalogies. La parole du griot qui, jadis, nous imposait le silence du fait même de l’ordre qu’elle instaure et qui interdit à toute parole de lui faire concurrence, est aujourd’hui dénaturée, dévoyée. Ce qui explique la colère du philosophe, indexant ce faux monnayage. Il estime que c’est à nous seuls qu’il appartient de reconstruire l’histoire, parce que les valeurs sont toujours-là.

Dans cet échange, frisant parfois le surréalisme, avec Samba Diabaré Samb, le philosophe est amené, dans une sorte de métadiscours, à nous dévoiler l’émotion des cordes du « xalam ». Il explique aussi la place des louages et du jeu, notamment du « wuré », dans les traditions orales. Entretien.

L’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad) a réussi, à l’occasion des festivités de son cinquantenaire, la prouesse de réunir sur scène un griot et un philosophe, en l’occurrence Samba Diabaré Samb et vous Mamoussé Diagne. Les non initiés avaient l’impression d’assister à un dialogue de sourds, puisque le griot et le philosophe ne semblaient utiliser le même registre discursif.  Finalement, l’on vient à se demander si la rencontre entre le griot et le philosophe est possible ?

Question absolument pertinente et qui dessine, d’une certaine manière, la trajectoire de notre propre démarche si nous voulons, à mon avis, reprendre sérieusement en charge, sur le plan intellectuel, notre propre culture. C’est vrai que, d’une certaine manière, il faut bien renoncer à soi, à la position, au départ, on occupe pour pouvoir aller à la rencontre de l’autre. Le saluer dans son propre langage, dans son propre discours, dans les mécanismes par lesquels ce discours se délivre. C’est, en quelque sorte, revenir au rythme de l’oral, au procédures de l’oralité, les seules à partir desquelles l’autre peut, effectivement et vous comprendre et venir lui-même à votre rencontre.

Mais se faisant, c’est également être absolument assez vigilent sur le fait que le discours philosophique n’est pas le discours du griot. Le discours par lequel nous articulons les concepts n’est pas celui par lequel le griot oubien cherche à plaire ou touche la sensibilité.

Il faut absolument que nous puissions être l’un et l’autre à la fois. Et notre situation historique nous condamne de toutes les manières à organiser cette rencontre dans notre propre démarche, à l’intérieur de notre espace mental. C’est à condition, d’une certaine façon, tout en allant à la rencontre du griot dans son langage, lorsque nous revenons à nous pour pouvoir conceptualiser ce que lui a à nous dire et la manière dont nous l’entendons, à faire en sorte que l’écho en soi évanescent, c’est-à-dire disparaisse, pour nous puissions inscrire, dans un espace rigoureusement conceptuel ce discours. Et en ce moment-là, ce qui compte, ça sera la rhétorique, tout ce qui le rend affectif pour pouvoir penser ce contenu.  C’est d’une certaine manière ce que l’Europe a été obligée de faire, c’est ce que Platon fait sur le texte de Homère. Il faut qu’en un sens qu’il reste insensible au chant de Homère pour ne retenir que les paroles, il faut bien que le chant de l’Aède s’apaise, il faut que la musicalité qui l’accompagne soit quelque peu oubliée pour qu’en émerge un objet qui soit un objet de réflexion. Bref, ce qu’il faut faire, ce que nous sommes tenus de faire ici et maintenant, c’est faire en sorte que les notes de la guitare (Xalam) de Samba Diabaré Samb nous puissions les muer en concepts. Et en ce moment-là la rencontre aura été à la fois la présence de deux traditions culturelles, mais surtout la prise en charge organisée de notre culture traditionnelle par une réflexion contemporaine qui s’impose les exigences de la rigueur.

Aux interpellations du philosophe, le griot répondait par les sons de son « xalam » et par le chant. Drôle de communication, non ?

Parce qu’il ne peut faire autrement qu’être dans l’espace qui est le sien. Il ne faut pas oublier qu’il faisait partie d’un groupe qui était composé à la fois de narrateurs, de récitants, comme Demba Lamine Diouf, Assane Markhya Samb, El Hadj Kani Samb, qui narraient eux, les faits d’autrefois. Tandis que lui et Amadou Ndiaye Samb et El Hadj Abdoulaye Naar Samb, ils apportaient l’accompagnement musical. Et l’accompagnement musical disait sur le plan de la sonorité ce que les autres narraient sur le plan du langage, articulé, verbalisé. Ce qui fait que sa spécialité c’est bel et bien l’accompagnement musical et instrumental. Ce qu’il fallait faire c’est l’interpeller et accepter qu’il ne réponde que par son propre langage et nous, arriver – en ce moment-là précisément, ou après coup, lorsque les sons de la guitare se sont tus-  à reconceptualiser ce langage, de manière à le penser. C’est bien un travail extrêmement complexe qui touche à la linguistique, à l’histoire, à la littérature et qui peut toucher à la philosophie. Et c’est pour  cela que, personnellement, puisque je peux évoquer en l’occurrence, ça m’a pris vingt cinq ans ; de faire en sorte que cette culture que nous avons tendance à consommer directement, de façon viscérale pratiquement, mais au-delà de la consommation que nous en faisons, arriver à la mettre à distance minimale pour pouvoir effectivement la penser. Sinon Nietzsche n’aurait jamais écrit sur Wagner, sinon, on n’aurait jamais pu faire l’esthétique, mais la réflexion sur l’art et sur ce qu’il véhicule comme message, ce qui revient, évidemment, à l’écarter pratiquement comme consommation, comme jouissance, pour pouvoir en faire un objet de réflexion. C’est difficile, compliqué surtout lorsque cela se fait avec quelqu’un qui ne part pas des présupposées de départ ; lorsque ça se fait à partir de quelqu’un qui le fait dans une langue particulière, qui est une langue traditionnelle, il faut être bilingue au minimum pour pouvoir saisir l’une et l’autre chose, pour confronter notre mémoire dans notre propre champ de réflexion.

Au-delà de la métaphore, peut-on savoir pourquoi vous avez qualifié Samba Diabaré Samb de « griot des princes ou de prince des griots ? »

C’est à la fois une métaphore et simplement l’indication de l’égalité. Il y avait des griots qui se produisaient dans la cour royale et ce sont eux qui tenaient  la chronique royale, parce qu’ils disaient la généalogie. Samba Diabaré Samb est un griot généalogiste et c’est cela qui a déclenché les réactions de l’autre jour lorsqu’il abordait la généalogie de telle lignée princière les gens se levaient et donnaient quelque chose. Parce que le rappel des lignées princières notamment, c’est le rapport de la mémoire dominante. Je crois que dans une civilisation orale la mémoire dominante, c’est la mémoire du groupe dominant et cette derrière est d’autant plus marquée ici que l’écriture n’existant pas et la mémoire jouant ce rôle fondamental, ce que le groupe doit retenir, c’est ce que ce maître de la parole, ce spécialiste de la parole et de mémoire en retient et restitue à l’ensemble de la société. Ce qui fait que cette idéologie dominante, celui qui la tient, celui qui la distribue, a un rapport très particulier au pouvoir. Il y a un rapport très spécial entre le pouvoir de la mémoire et la mémoire du pouvoir. C’est ce qui m’amène à dire, par conséquent que le griot du Prince est forcément le Prince des griots, parce qu’il est situé à un niveau dans la hiérarchie, telle que la reproduction des rapports de domination à l’intérieur de ces sociétés, passait forcément par lui. Donc, il y a une fonction stratégique qu’il joue. Et maintenant, on peut parfaitement en faire une métaphore en disant que le griot qui est le mieux perçu apparaît également comme le griot qui reçoit le plus de dons et cela est relativement dérivé de cette fonction première qu’est la fonction de participation au pouvoir royal. Je pense que c’est une thèse qui peut, de toute façon, être généralisée en disant que tous ceux, dans une société, à qui appartient la gestion de la mémoire sociale, c’est-à-dire de l’idéologie dominante, ont toujours rapport au pouvoir. Qu’il s’agisse du scribe en Egypte, des gardiens de la mémoire en Grèce, de la gardienne de la mémoire ici, qu’il s’agisse des historiens au sens large du terme, je pense simplement que cette articulation est par laquelle le pouvoir lui-même arrive ses procédures de légitimation en occupant le territoire de l’imaginaire.

Nous savons tous que les louanges occupent une place centrale dans les traditions orales. Mais on peut, à juste titre, les soupçonner de fonctionner par sélection, par trie pour ne retenir que les hauts faits et taire soigneusement tout ce qui déshonore. Est-ce votre lecture ?

Absolument. Et là nous sommes au cœur même du problème de la mémoire, surtout de la mémoire orale. La mémoire hélas a ses défauts. Toute mémoire sélectionne. C’est déjà une thèse que je défends, toute mémoire opère un trie, entre ce qui est oublié et ce qui est retenu. On ne retient d’ailleurs qu’en fonction de ce qu’on ne retient pas. Et on ne retient pas parce que cela peut venir d’une faiblesse de la mémoire, mais on peut ne pas retenir et cela nous le savons depuis Freud parce qu’on ne veut pas se souvenir. Cela est valable pour toute mémoire y compris pour une mémoire écrite. Sauf que la mémoire orale a ceci de particulier : ce qui  : ce qui n’est pas retenu est définitivement gommé. La mémoire dominée à l’intérieur d’une tradition orale a toutes les chances d’être gommée à plus ou moins long terme parce que n’ayant pas d’autres supports que la mémoire vive des hommes.

Indépendamment de ce qu’en dit le griot de Djibril Tamsir Niane, « sans nous les noms des rois tomberaient dans l’oubli ». Il y a « sans nous » d’un côté et « l’oubli », de l’autre. Cela signifie que nous sommes l’alternative à l’oubli. Mais pas de n’importe quelle mémoire, c’est la mémoire des rois, c’est dit très clairement. Donc, cette sélectivité existe déjà. Et c’est ce qu’on se souvient à propos de ceux dont on se souvient.

Il y a une anecdote, c’est Demba Lamine Diouf qui  racontait cela. C’était au sujet d’une tasse en argent dans laquelle la Linguère Bigué Ngoné,  qui avait convoqué tous les …. de sa maison, chacun voulait boire le premier. Et chacun invoquait ses hauts faits d’armes : Mousline Guèye, Yacine Issa etc, chacun disant qu’il est revenu en fonction des exploits accomplis sur le champ de bataille. Jusqu’au moment où le griot demande à intervenir, à dire un mot. On lui a permis de le faire. Et le griot de dire : lorsque nous nous rendons sur le champ de bataille, c’est vrai, les exploits que les uns et les autres vous y accomplissez c’est en ma présence, parce que le griot était effectivement présent sur le champ de bataille. Mais lorsque nous revenions au village, c’est à moi qu’il revenait d’exalter vos exploits, de dire ce que chacun a accompli. Et c’est ainsi que oubliant tout ce qui ne devait pas être raconté, tout ce qui ne méritait pas d’être raconté, tout  ce qui pouvait déshonorer, l’un ou l’autre, le taisant soigneusement, je ne rapportais que ce qui pouvait travailler à votre gloire. Par conséquent, si vous êtes des gens aussi glorieux, c’est du fait de la sélection que ma mémoire opère sur l’ensemble des faits accomplis. Cette sélectivité de la mémoire, c’est que la louange est une deuxième trie que la mémoire opère sur les faits de manière à positiver effectivement les éléments doivent être mis en valeur à l’exclusion des autres.

Je dis que toute l’histoire finalement fonctionne comme cela. La mémoire de l’Occident a été massivement dominée par le rappel de grands noms, de grandes batailles jusqu’à une date récente où l’histoire des annales s’est instaurée. C’est ainsi que le livre de l’Abbé Lemont « Les hommes illustres de la ville de Rome » a servi à l’Occident et a été le livre de morale et d’instruction civique. C’est comme cela que Titli a écrit ses fameux décades pour rappeler à Rome ce qu’ont été les ancêtres qu’il fallait poser comme modèles à la jeunesse, de manière à pouvoir retrouver la gloire. Lorsque Machiavel écrit ses discours sur la première décade de Titli, c’est précisément au moment où l’Italie avait besoin de référentiel sur le plan des valeurs pour pouvoir se constituer en tant que nation et chasser les autres. Le dernier chapitre du Prince l’exprime de la manière la plus claire. Donc, à chaque fois que cette mémoire sélectionne, c’est pour pouvoir se construire un panthéon ; le panthéon c’est là où dorment les dieux morts, c’est-à-dire ce qu’un société a de plus élevé. Et dans une tradition orale, ce phénomène était simplement accentué par le fait qu’en dehors de la mémoire de restitution, et par un groupe spécialisé, il n’y a pas de mémoire alternative, c’est pour cela que je disais l’autre jour que la parole du griot, en fait,  n’a pas d’alternative  par l’autorité qui l’instaure et par celle, en retour,  elle contribue à exalter et à instaurer et à poser comme la mémoire dominante.

J’ai vu des universitaires donner de l’argent à Samba Diabaré Samb, alors que dans d’autres circonstances ils seraient prompts à formuler des critiques à l’endroit des personnes qui distribuent des billets de banque à l’occasion des xawaré. Doit-on trouver l’explication dans la singularité de la parole du griot qui, à bien des égards, est une parole sans alternative, sans concurrente ?

On raconte l’histoire de cet homme que son griot a chanté et qui a essayé de trouver dans sa poche quelque chose à lui remettre. Il n’a pas trouvé et est entré dans sa chambre pour chercher quelque chose à lui donner, en vain. Il a demandé un couteau à ceux qui étaient à côté de lui. On l’a retenu, parce que tout le monde devinait très clairement ce qu’il voulait, c’était de couper une de ses oreilles et lui remettre.

Parce que cette parole n’a pas d’alternative, elle n’a pas de concurrente tout ce qu’elle déclenche c’est le geste de la compensation, parce qu’elle exalte et mis l’individu dans une situation telle, qu’il déchoirait à la limite, s’il n’est pas capable de s’élever à sa hauteur par un don qui correspond à ce que ses ancêtres auraient fait sur un champ de bataille. Cette parole qui a pu pousser nos ancêtres à affronter, presque les mains nues, les canons de Pinet Laprade.

Cette parole a une fonction performative et les Sophistes l’avaient parfaitement compris dans la Grèce ancienne. Elle n’a pas une fonction de désignation, ni intellectuel pour apprendre un fait ou un évènement. Cette parole a une fonction extrêmement manipulatoire, si l’on veut froidement analyser les choses. Et cette fonction d’exaltation qui fait que l’individu ne s’appartient plus d’une certaine façon. Il est en deçà ou au-delà de quelque chose qui s’appelle purement et simplement l’extase. Ca désigne, si je dois poser le problème d’un point de vue philosophique, précisément la difficulté de notre tâche : comment arriver à l’entendre en en étant ému certes, mais à instaurer la distance sans laquelle il n’y a pas de réflexion scientifique. Comment faire en sorte qu’à la place du pur sentiment, qu’il y ait le concept. En disant cela, je convoque pratiquement les catégories Hégéliennes. Si l’art, c’est l’absolu présenté sous la forme de sentiment, la philosophie c’est l’absolu présenté sous la forme du concept. Il faut nécessairement, si nous voulons que notre culture soit à la fois présente sous la forme du sentiment, mais également pensée sous la forme de paradigmes fondamentaux à partir desquels le monde doit et peut être pensé, il faut que nous fassions l’effort sur nous-mêmes de retenir cet élan, pour pouvoir, une fois, dans un cabinet, penser cette culture. D’une certaine façon, ça sera sous la forme d’un renoncement, que nous retrouverons ce qu’elle a d’essentiel à nous dire.

Samba Diabaré Samb avait affirmé, à l’occasion de la même soirée culturelle, que le griot est toujours le griot de son époque, de son temps. Mais aujourd’hui n’avez-vous pas le sentiment que le rôle du griot est dévoyé, dénaturé ?

Si, en grande partie et par beaucoup de griots. Ce qui fait qu’il y a un débat qui devrait avoir lieu à l’intérieur de cette confrérie. Parce que, ce qui est sûr, c’est que des griots traditionnels, comme Samba Diabaré Samb, savent d’abord de quoi ils parlent. Ils savent comment les généalogies se sont constituées, les relations se sont faites, comment les batailles ont été menées, par qui, de quelle façon, quelles ont été les issues, même s’ils arrivent à vous rendre ces issues honorables, parce que pouvant créer dans certains cas, de la gêne.

Je dois publier dans le  tome trois de ma Thèse   un texte sur la bataille de Guilé précisément qui donne match nul entre Alboury, Seynabou et Samba Loabé, alors que tout le monde sait que la bataille de Guilé ne s’est pas déroulée de cette façon. Mais en transférant l’issue de la bataille de Guilé et son enjeu sur le plan de l’honneur, Alboury et Samba Loabé furent lors de cette bataille chacun aussi honorable que l’autre. Ce qui fait qu’il y a match nul. Donc, le terrain militaire n’était plus le terrain sur lequel se déroulait cette bataille, mais celui des valeurs. Et je dis que c’est cela que le griot traditionnel pouvait faire et c’est ça qu’il faisait.

Il s’est passé maintenant un déplacement de l’axe du rapport à la généalogie avec les temps modernes. Aujourd’hui la fonction du griot est de plus en plus politique, à la fois, à l’occasion des grands rassemblements, parce que sa parole continue encore d’être une parole mobilisatrice, premièrement. C’est encore une parole d’exaltation. Mais c’est une manière de récupérer à l’intérieur de la généalogie ce qui fondait sa pertinence, mais qui, à l’intérieur d’une société régie aujourd’hui par des rapports économiques et politiques différents, va être complètement déplacé. Une généalogie, comme l’explique Christian Seydou, c’est d’abord et avant tout la revendication d’une fonction, la légitimation d’une place à l’intérieur d’une société. J’occupe telle position, je demande à occuper telle position en fonction de ce que mes ancêtres ont été à l’intérieur du groupe, de ce que moi j’estime être ma place. C’est donc la revendication d’un territoire. Or, dans la société moderne où ce territoire là est conféré de plus en plus, soit par l’argent, soit par la position sociale qu’on occupe. L’axe est retourné complètement du fait que vous occupez cette position, du fait que vous avez cette situation, les gens n’hésitent pas à vous fabriquer de toute pièce, cette fois-ci, la généalogie. Ce n’est pas plus la généalogie qui mène à l’occupation d’une position et à sa légitimation, c’est l’occupation d’une position qui se cherche légitimation dans la généalogie elle-même. J’ai vu des gens construire des généalogie sur la base de simples homonymies: c’est un tel Makhouradia, votre grand père s’appelle Modou Makhouradia et on va le rapprocher de Ganté Makhouradia, le grand père de Serigne Cheikh Mbacké. Il y a une sorte de faux monnaye qui s’accompli. Les authentiques griots généalogiques sont les premiers à en souffrir.

Evoquons à présent la question du jeu qui, lui aussi, occupe une place importante dans la tradition orale, en s’intéressant plus particulièrement au « wuré ».

En vous écoutant, on a le sentiment que quelque chose d’autre se jouait à l’occasion du « wuré » ; que le vrai enjeu se situe dans l’au-delà ou l’en deçà du « wuré ». Est-ce votre perception ?

Il faut d’abord indiquer que le « wuré » est un jeu africain qu’on peut entreprendre de mener soit sur du bois, il y a des pions qu’on manipule à la main. On peut aussi faire le « wuré » en creusant simplement des cages dans le sable. Le « wuré » est différent du Yoté qui est le jeu de dame.

Le « wuré », mon ami Mangoné Niang le Directeur du Centre de tradition de Niammey dit que c’est un jeu typiquement africain parce qu’on le trouve partout en Afrique. On ne sait pas quel a été le mécanisme de diffusion parce qu’on peut très difficilement parler d’emprunt simplement entre les groupes sociaux qui ne se sont pas touchés. Donc, il y a eu un mécanisme sur lequel les historiens sont en train de s’interroger et ils vont sans doute trouver des réponses sous peu.

Mais ce n’est pas un jeu seulement intellectuel que les gens se contentaient de dérouler comme cela. C’est un jeu à l’occasion duquel les gens échangeaient des propos. Et Mangoné en arrive à dire que jouer, c’est échanger des paroles. Il a fait un texte sur Kocc Barma dans lequel il dit : « jouer, c’est échanger des paroles ». Et c’est l’occasion, au sens de Malabranche, d’échanger et d’entrecroiser les paroles. Ce qui le prouve, c’est l’exemple  que j’ai choisi d’explorer l’autre jour. Kocc Barma Fall demandant à sa fillette de jouer avec lui au « wuré ». Sa fille lui répond : Pape je ne sais ce que c’est le Ouré. Et Kocc de dire à sa fille qu’il allait lui apprendre le jeu du « wuré ». Or, le jeu du « wuré » est très technique, complexe. Apprendre à une gamine sur le champ à jouer le Ouré, c’est déjà suggérer que quelque chose d’autre se jouait à l’occasion du « wuré ». Que le jeu du « wuré » n’est que le support d’un jeu autre, qui n’a rien à voir avec le jeu en lui-même. Il apprend les bases élémentaires du jeu du « wuré ». La gamine s’installe et dit à son père : bon, allons-y. C’est le père qui joue le premier, prend ses pions et tombe sur une cage en disant à l’enfant : « tout ce qui a une queue la remue ». La gamine réfléchie et lui répond : sauf l’écuelle de ma mère. Kocc Barma lui dit que tu as gagné, recommençons la partie. Et Kocc de dire : « Ce qui est nouveau plaît toujours ». L’enfant de répondre : « sauf une tombe ». Kocc lui dit : tu as gagné. Mais, poursuit-il, ne croit pas que tu vas t’en tirer comme cela, puisque je suis plus vieux que toi. Tu ne peux donc pas me battre, puisque que « seul la grenouille sait nager dans l’eau ». L’enfant reprend ses pions et lui dit : « père tu ne veux pas parler de l’eau bouillante, chaude ». Kocc lui dit à nouveau tu as également gagné. On se rend compte du jeu, qui est le prétexte de la rencontre, il n’en a pas été question durant tout le temps, sauf lorsque Kocc Barma dit que « tu as gagné ».  Ce qui montre que le vrai jeu se déroule autrement et ailleurs. Et tout ce que Kocc a réussi a obtenir de la fille, c’est l’idée que : une proposition universelle affirmative est fausse dès lors qu’on peut produire une particulière négative. L’enfant est amené à comprendre « tout ce qui est nouveau plaît à l’exception d’une tombe ». Mais Kocc Barma ne voulait pas dire « à l’exception », il fallait que l’enfant trouve que dans la classe des objets, qui me plaît, il y a au moins quelques objets « qui a une queue et qui ne la remue pas ». Donc, ce qu’il voulait signifier : Quand on ditTout X est Y, il y a un X qui est Z. Il faut que Coumba Kocc (la gamine) sache classer dans une civilisation orale qui ne sait pas tracer ….des tableaux, quel est un tableau imaginaire dans la tête qui comporte au moins deux colonnes : dans la colonne de gauche, tous les objets qui obéissent à la définition que son père donne et à droite, tous les objets qui échappent à la définition. Ce qui revient à définir pour un concept, la validité de son espace de  validité.

Kocc Barma va jouer cette fois-ci avec son fils qui vient lui dire  qu’il veut prendre femme. Kocc  Barma joue  en portant le premier coup  en disant :  «  épouse ». Le fils de répondre : « beaux parents ». Et Kocc Barma d’arrêter le jeu. Il attend six mois pour jouer à nouveau au « wuré » avec son fils sans même rappeler la question qu’il a posé à son fils. Il lui demande, en déplaçant le pion : « Pourquoi ». Et le jeune homme de dire : « mésentente ». Il lui dit : tu as gagné. Le lendemain, il est allé demander la main d’une femme.

La question que Kocc Barma a posé est de demander à son fils : « qu’est-ce qui constitue la garantie ultime du mariage ? ». Le garçon a répondu, « les beaux parents ». Il lui dit : pourquoi les beaux parents constituent-ils une telle garantie ? Le garçon lui répond : en cas de mésentente, si la femme retourne chez elle, si ses parents veulent la retenir, elle ne reviendra pas. Mais si ses parents essaient de la raisonner, elle reviendra

Le même Kocc Barma, lorsque sa fille partait chez son mari, demande à cette dernière : « qu’est-ce qui fait qu’un bonnet reste longtemps sur la tête ? ». La fille lui répond : « parce qu’il est léger ». Et lui dit, tu peux partir, en sachant que si sa fille ne vient pas peser sur le dos de son mari, l’embêtant chaque jour, elle est sûre de réussir son mariage.

Entretien réalisé par Bacary Domingo MANE

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