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L’affaire des sous-marins australiens torpille les relations entre Paris et Washington

Victime collatérale d’un accord politique entre Canberra, Londres et Washington pour contrer la Chine, la France voit lui échapper un contrat à 56 milliards d’euros avec l’Australie, et encaisse un revers diplomatique majeur dans la zone indo-pacifique.

Rarement la France aura connu une telle humiliation. L’Australie a annoncé, jeudi 16 septembre, l’annulation d’un contrat à 56 milliards d’euros conclu en 2016 portant sur la livraison de 12 sous-marins de dernière génération, au profit de technologies britanniques et américaines.

La ministre des Armées, Florence Parly, a déploré sur RFI « une très mauvaise nouvelle pour le respect de la parole donnée » et une décision « grave » en matière de politique internationale.

« Une décision unilatérale, brutale, imprévisible qui ressemble beaucoup à ce que faisait monsieur Trump », s’est emporté de son côté le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, visiblement furieux contre l’allié américain qui vient de lui souffler « le contrat du siècle ». 

La colère et la stupeur des autorités françaises sont d’autant plus grandes que personne n’avait été prévenu de ce revirement australien.

La France a officiellement découvert sa mise à l’écart lors d’un événement présidé par Joe Biden à la Maison Blanche en compagnie, par écrans interposés, du Premier ministre australien, Scott Morrison, et de son homologue britannique, Boris Johnson.

À cette occasion, États-Unis, Royaume-Uni et Australie ont annoncé le lancement d’un partenariat stratégique inédit dans la zone indo-pacifique baptisé « Aukus » pour contrer les ambitions chinoises. Entre les menaces sur Taïwan et la revendication de zones contestées en mer de Chine méridionale, Pékin est de plus en plus considéré comme une menace par Washington.

Première manifestation concrète de ce partenariat : la construction de sous-marins à propulsion nucléaire, avec pour conséquence immédiate l’annulation de la livraison des sous-marins conventionnels français par Naval Group, une commande sur laquelle travaillaient 500 personnes à Cherbourg, dans le nord-ouest de la France.

Priorité géopolitique

Pour justifier sa décision, le Premier ministre australien a évoqué « non pas un changement d’avis, mais un changement de besoin ». En clair, en proposant ce rare partage de technologie, une première depuis un accord conclu avec les Britanniques en 1958, les Américains auraient fait une offre que les Australiens n’ont pas pu refuser.

Mais cette explication ne tient pas, selon Jean-Pierre Maulny, spécialiste des questions de défense à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), joint par France 24. « Certes, la propulsion nucléaire permet plus de souplesse et une plus grande autonomie. Cependant, le sous-marin proposé par les Français, et qui correspondait à l’appel d’offres des Australiens, était un sous marin dit ‘océanique’ à grande allonge. Par ailleurs, la France était parfaitement capable de fournir des sous-marins à propulsion nucléaire en cas de changement de besoin. »

Avec cet accord, le Premier ministre australien fait en tout cas voler en éclats le tabou du nucléaire dans son pays, Canberra ayant formellement prohibé son utilisation en 1998, bien que l’Australie dispose de riches gisements d’uranium. 

La Nouvelle-Zélande, qui interdit ses eaux à tout navire à propulsion nucléaire depuis 1985, a déjà annoncé que les futurs sous-marins de son voisin et allié australien ne seraient pas les bienvenus chez elle.

Face aux critiques, Scott Morrison a insisté sur le fait que l’Australie « ne cherche pas à se doter d’armes nucléaires ou à développer le nucléaire civil ». En effet, les futurs sous-marins nucléaires australiens, dont les modalités de construction feront l’objet de 18 mois de négociations, ne seront pas armés de têtes nucléaires, mais de missiles de croisière Tomahawk.

« L’histoire nous dira peut-être un jour à quelles pressions le gouvernement australien a-t-il été soumis », s’interroge Matthieu Mabin, le correspondant de France 24 à Washington, selon qui « ce retournement de veste est du jamais-vu dans l’histoire de la construction navale ».

Pour Jean-Pierre Maulny, la France fait ici les frais de cet accord politique entre pays anglo-saxons, avec comme toile de fond une montée des tensions dans le Pacifique et la guerre commerciale menée par la Chine. « L’embargo chinois sur le charbon, notamment, a renforcé les inquiétudes de l’Australie concernant la montée en puissance de Pékin. Or, l’allié principal en termes de sécurité dans la région, ce sont les États-Unis, pas la France », explique-t-il.

Deux semaines après le retrait chaotique d’Afghanistan, Joe Biden, comme son prédécesseur Donald Trump, confirme ainsi la priorité des priorités géopolitiques pour les États-Unis : freiner l’influence chinoise dans le Pacifique. Le président américain réunit d’ailleurs, le 24 septembre, à Washington, les Premiers ministres australien, indien et japonais pour relancer un format diplomatique, le « Quad », au point mort depuis plusieurs années.

Trahison entre alliés

Au-delà du revers industriel pour Naval Group, cette nouvelle alliance autour des États-Unis court-circuite la diplomatie française dans le Pacifique, seul pays européen présent dans la zone. Fondée sur des partenariats avec l’Inde et l’Australie, cette stratégie vise à favoriser un équilibre entre les différentes puissances régionales et surtout à éviter une confrontation directe avec la Chine.

Joe Biden a assuré que les États-Unis voulaient continuer à « travailler étroitement avec la France, (…) un partenaire-clé » dans cette région, mais il est peu probable que ces mots doux suffisent à calmer la colère de Paris, qui vit cette affaire comme une trahison de la part des États-Unis. 

« Joe Biden a beau rappeler l’importance de la présence militaire française dans le Pacifique, ce coup bas laissera des traces et ne peut qu’éloigner Washington et son plus vieil allié », prédit Matthieu Mabin.

« Il y a aussi une forme d’incohérence dans la politique étrangère de Joe Biden », analyse Bruno Daroux, chroniqueur international à France 24. « Le président américain avait affirmé qu’il allait mettre en place une diplomatie fondée sur les alliances et les valeurs, contrairement à Donald Trump. »

« Finalement, il n’y a pas plus de multilatéralisme sous Joe Biden qu’il n’y en avait sous Trump », assure Jean-Pierre Maulny. « Cela traduit l’évolution de la pensée stratégique américaine qui n’est pas liée au président mais plutôt au département d’État. » 

Ce nouveau soubresaut dans les relations transatlantiques rappelle cruellement aux Européens que les États-Unis n’ont que faire des questions de loyauté quand il s’agit de leurs intérêts stratégiques. Mais un cap a bien été franchi cette fois-ci, estiment des parlementaires français. 

Dans un communiqué, la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat appelle à s’interroger « sur l’attitude récurrente de certains de nos alliés, qui se comportent plus comme des adversaires que comme des concurrents loyaux ».

Entre l’achat par la Suisse d’avions américains F-35 aux dépens du Rafale français en juin dernier et la décision unilatérale du retrait d’Afghanistan, les contentieux s’accumulent entre Paris et Washington.

En attendant, Boris Johnson apparaît comme le grand gagnant dans cette affaire. Soucieux d’éviter l’isolement du Royaume-Uni après le Brexit, le Premier ministre britannique vient ici de réaliser l’un de ses plus beaux coups diplomatiques. France 24

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