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L’ETAT CONTRE LE COVID-19: La puissance publique contre la puissance invisible

Par Malick DIAGNE

Dans mon cours de Sociologie politique j’ai l’habitude de dire aux étudiants que si l’Etat est la puissance publique, c’est parce qu’il est un appareil monopolistique. Et si cette puissance publique est effective c’est parce qu’elle a deux mamelles nourricières : l’institutionnalisation de la puissance publique et le monopole de la violence physique légitime. Pour établir de façon démonstrative cet état de fait politique propre à la modernité comme étape charnière dans l’évolution des sociétés humaines, je m’appuyais sur des exemples tirés de l’histoire des nations depuis l’avènement de cette figure mondialisée du domaine politique avec le Traité de Westphalie en 1644 où des seigneurs fatigués et éreintés par des guerres interminables et meurtrières ont décidé de dire : Assez ! Que chacun reste roi dans son royaume ! Ce premier cessez-le-feu de l’ère moderne est aujourd’hui l’ancêtre des normes qui régissent les relations internationales et le système des Nations Unies à travers le sacro-saint principe de l’intangibilité des frontières. Avec cette forme de reconnaissance mutuelle des pouvoirs institués d’alors par la glaive et la ruse des princes que Machiavel aura bien fait de systématiser théoriquement dans son œuvre monumentale, l’Etat apparait comme la figure centrale de la modernité politique.

L’Etat est ainsi défini par le premier dictionnaire de l’Académie française de 1694 : « Estat : gouvernement d’un peuple vivant sous la domination d’un Prince ou en République ». Cette définition, que l’on peut considérer comme une circonscription en creux, va fortement influencer le système des Nations Unies tel qu’il se donne à voir de nos jours. A l’Assemblée Générale de l’ONU siègent ainsi confusément des princes et des représentants élus, donc des légitimités héritées comme d’autres conquises par le suffrage populaire. En effet, la force de cette définition c’est qu’elle s’arcboute sur deux piliers essentiels : la personne morale, un corps immortel qui représente le peuple, et le droit comme sa propre parole, le status, c’est-à-dire la nature de la cité, du royaume, de l’empire pouvant prendre des formes diverses et variées. Et à partir de cette perspective, comme l’établira plus tard Éric Weil, l’Etat apparaît comme « l’organisation grâce à laquelle une communauté historique se rend capable de prendre des décisions ». Autrement dit, l’Etat revêt le manteau de puissance publique. Montesquieu parle dans l’Esprit des lois, « d’une société où il y a des lois », donc d’un « Etat de droit ». Cet Etat de droit est, dès lors, fondé, selon Weber, sur un droit « établi rationnellement, et composé de règles abstraites, impersonnelles, logiquement agencées, auxquelles obéit le détenteur légal du pouvoir et le membre du groupe auquel s’applique l’ordre légal ». L’Etat devient alors le support sur lequel la nation s’appuie pour se construire. L’Etat et la nation deviennent deux termes conjoints, d’où l’expression « Etat-nation ».

Mais avec le triomphe du système capitaliste, notamment sous sa forme néolibérale et financière, cette figure tutélaire de la souveraine populaire, qui confinait une population dans un territoire par le biais d’une puissance publique, n’a cessé de subir les coups de boutoir des chantres du Marché et de la recherche effrénée du profit. Au point que jusque sous nos tropiques, la règle de la bonne gouvernance devient un synonyme du confinement de cette puissance publique à de simples fonctions dites régaliennes comme la défense nationale ou la représentation diplomatique au profit de la croissance financière profitable à une infime catégorie de privilégiés. Qui ne se rappelle pas au Sénégal du fameux slogan du Président Abdou Diouf en pleine période d’ajustement structurel dans les années 1980 : « Moins d’Etat mieux d’Etat ». Ce processus de confinement régalien, le terme est à la mode, a abouti à une dépossession de la substance cette puissance publique qui devait se nourrir des deux domaines emblématiques de la fonction publique que sont l’éducation, qui permet la socialisation des individus, et la santé, qui assure le bien-être et la survie des personnes. Victor Hugo l’avait pourtant bien compris lorsqu’il a, avec conviction, fait du médecin et du maître d’école les deux seuls véritables fonctionnaires ; tout le reste des agents de l’Etat devant être des auxiliaires.

Aujourd’hui avec l’apparition de ce COVID 19, aussi mystérieux que dévastateur, les sociétés humaines se rendent compte, sans peut-être forcément l’accepter, de cette fausse route globalisée qui a consisté à dépouiller la puissance publique de ses moyens d’action en la privant de ses monopoles à travers la privatisation et la mercantilisation des domaines aussi sensibles et vitaux que l’éducation, la santé ou la sécurité publique. L’aveu des dirigeants de ce monde est là pour nous rappeler à l’ordre à l’instar du président Macron qui a reconnu la nécessité de revoir tout le système de santé publique française ou encore du président Macky Sall, qui constate, dans son discours d’usage à la nation, la veille de la fête de l’indépendance du 4 avril, la « fragilité de tous les pays et leurs vulnérabilités communes ».

En effet, un organisme infime, mais d’une puissance extrême parce qu’invisible, volatile, insaisissable et dynamique, vient nous dessiller sur notre vulnérabilité collective et l’incertitude qui traverse implacablement la vie des humains pour reprendre l’analyse récente d’Edgar Morin. Il n’y a qu’à voir les débats, les revirements et les incohérences des scientifiques sur la pandémie pour se faire une religion sur la complexité insaisissable de la vie sur terre.

Aujourd’hui, aucun groupe de pression, aucune corporation, aucun lobby, aucune communauté, fut-elle religieuse ou ethnique, n’ose brandir une quelconque préséance sur l’Etat en tant que puissance publique même si cette dernière est tout sauf préparée ou bien outillée pour affronter l’hydre volatil et implacable dans sa logique déstructurante.  Par sa puissance, le COVID 19 a tout chamboulé dans l’agenda planétaire : des tribunes d’aficionados dans les stades aux clubs privés ultra selects, des têtes couronnées aux séniors en détresse sociale extrême, des jet-seteurs aux laissés-pour-compte des banlieues du monde, rien ou personne n’est pas épargné. Les armes se sont subitement tues un peu partout pour une des rares fois dans l’histoire des sociétés modernes. Plus véritablement d’informations sensationnelles, plus de paparazzis, plus d’envolées lyriques des reporters sportifs, plus de sermons religieux belliqueux, plus de fatwas d’illuminés de Dieu ; le monde est comme figé. Le seul acteur qui s’agite véritablement, qui retrouve du poil de la bête, qui se réveille de sa longue et interminable torpeur, c’est l’Etat ; pourvu que cela le soit pour de bon. Il retrouve sa puissance publique en tant que pouvoir politique qui s’organise et se déploie comme phénomène social authentique, c’est-à-dire inconcevable en dehors de la nature propre du groupe au sein duquel il opère par le monopole de la contrainte physique légitime. Nous sommes tous contraint par l’Etat, d’abord psychologiquement à accepter ce fait notable : son exceptionnalité en tant qu’acteur politique majeur, puis en tant qu’appareil monopolistique de la violence physique légitime, et enfin en tant que porteur d’avenir à travers sa projection sur le jour d’après. Le mot d’ordre c’est : « tous confinés », le seul maître à bord c’est l’Etat.

On parle de « déconfinement » déjà, mais très vite le puissant virus nous rappelle à l’ordre par la flambée des cas et des morts au point que tout le monde se résout à laisser la main libre aux détenteurs de la légitimité étatique que sont les chefs d’Etats, les gouverneurs et autres préfets, les maires et élus locaux sous la houlette des fonctionnaires de la santé et du savoir scientifique. Subitement nous nous confinons davantage dans notre statut de citoyens qui n’ont désormais de présent et de futur que par et pour la communauté dont l’Etat incarne la puissance publique et organisatrice du vivre-ensemble. Finalement on pourrait dire que le COVID 19, cette puissance invisible, a permis à cette autre puissance, celle-là publique, de redevenir visible en occupant l’espace qui le sien : celui de pouvoir public par le peuple et pour le peuple. Dès lors, le seul vœu que l’on pourrait émettre pour le jour d’après, c’est que nous soyons, une bonne fois pour toutes, conscients de ce fameux principe de la Charte du Mandé qui date du XIIème siècle : « une vie vaut une vie » ; ainsi tout sera orienté vers l’organisation de la vie commune et universelle qui ne laissera plus en rade aucune vie, humaine ou non, animale ou végétale, visible ou invisible.

Malick DIAGNE, chef du Département de Philosophie/UCAD/Sénégal

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