Adji Sarr, les media français et nous : conspirationnisme primaire et frilosité
Par Alassane KITANE, professeur de philosophie
«L’histoire est une conspiration permanente contre la vérité», cette pensée de Joseph de Maître n’a jamais trouvé de meilleure illustration que dans la récente polémique suscitée par l’interview d’Adji Sarr par la presse française. Et ce, dans les deux camps : ceux qui défendent la dame comme ceux qui la pourfendent sont tombés dans les mêmes travers sans le savoir. La presse sénégalaise et les pourfendeurs d’Adji Sarr s’indignent du fait (somme toute normal, voire banal) qu’un journal étranger ouvre ses colonnes à une sénégalaise qui s’estime être victime d’une injustice. Cette presse qui (en parlant de cette interview comme une preuve de complot) prend ouvertement fait et cause pour une partie reproche à ses confères de l’Hexagone ce qu’elle fait justement dans cette affaire. Au nom de quoi la presse française devrait s’abstenir de tendre son micro à une plaignante dans une affaire dont le retentissement a dépassé nos frontières ?
Tout le monde sait que cette presse est un levier de l’agenda cultuel et politique de la France, mais dans cette affaire qui ne cherche pas à communiquer en sa faveur ? Est-ce la première fois que les media français donnent la parole à des sénégalais (hommes politiques, hommes d’affaire ou simples citoyens) pour dire ce qu’ils pensent ? Au cas même où il y aurait un complot ourdi par le gouvernement et Adji Sarr contre Sonko, n’est-ce pas une opportunité pour que le monde extérieur sache ce qui se trame ou ce qui s’est passé ? Pourquoi tant de frilosité ? D’hystérie pour une simple interview ? En s’indignant avec autant de bruit et de fureur, certains de nos concitoyens ne prouvent-ils pas qu’ils sont au fond d’eux-mêmes convaincus que c’est la France qui décide pour nous ?
La presse sénégalaise s’est psychologiquement inféodée à celle française en s’indignant de l’interview accordée au journal «Le monde» et à deux autres media. Au lieu de rattacher cette interview au contexte d’anniversaire des évènements de mars dernier, les gens ont vite préféré la mettre en relation avec la décision prise par la municipalité de Ziguinchor de débaptiser certaines rues de leur parrain français au profit de dénominations sénégalaises. Quel repère est le bon ? Pourtant la vérité historique nous rappelle que sous le magistère du ministre, le professeur Iba der Thiam, beaucoup de lycées, collèges et rues ont été débaptisés de leur nom français au profit de parrains sénégalais : le Lycée Valdiodio Ndiaye s’appelait Gaston Berger, Lamine Gueye Van Vollenhoven… Il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil dans ce sens. Mais des gens ont trouvé un moyen de faire l’explication qui leur convenait : est-ce un crime ?
Ce qui est gênant dans cette affaire, c’est que la presse sénégalaise semble oublier qu’Adji Sarr, qu’elle soit fautive ou non, est et reste citoyenne jouissant de son humanité et de son droit de communiquer, d’autant plus que le juge ne le lui a pas interdit. On oublie également qu’elle est lynchée, insultée, vilipendée et vouée constamment aux gémonies dans la presse en ligne, les organes de presse politique et les réseaux sociaux. Qu’elle n’a bénéficié d’aucune présomption d’innocence sur l’accusation de complot. La presse française n’est pas le juge, elle peut communiquer et faire de la publicité (d’ailleurs quelle presse n’en fait pas ?), il ne faut donc pas mettre dans la conscience des Sénégalais que cette presse a un ascendant sur eux ou que c’est la France qui décide pour nous. La France manœuvre évidemment pour sauvegarder ses intérêts, mais a-t-elle vu ce qui est arrivé en mars ? La France a-t-elle vu arriver ce qui s’est passé en Tunisie ? Au Mali ? Il faut arrêter ce conspirationnisme primitif et engager un face-à-face lucide avec les poussées hégémoniques de la France.
Faut-il rappeler qu’il n’y a pas d’affaire politico-judiciaire sénégalaise sur laquelle la presse française n’a pas épilogué ? Les media français ont largement couvert les évènements de 2011-2012, l’arrestation brutale d’Ousmane Ngom, l’affaire Bara Gaye, l’affaire Karim Wade, l’affaire Khalifa Sall, la radiation de Sonko, etc. Pourquoi devrait-elle s’abstenir de le faire sur ce cas d’accusation de viol ? Si tout le monde est convaincu que la plaidoirie ne se fait pas dans les media, on ne devrait pas s’offusquer avec autant de tintamarre de cette sortie d’Adji Sarr !
Alassane K. KITANE