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Edito – Ce Sénégal me fait mal au cœur

Par Bacary Domingo Mané

Je suis journaliste et fondamentalement parole, au service exclusif de l’intérêt général. C’est pourquoi, le silence enfoui dans ma conscience, serait synonyme de trahison, au moment où le pays traverse des jours et heures sombres de son histoire politique. Prendre la parole et dire que le peuple  est en train de souffrir le martyre, n’est ni de la bravoure, encore moins de la témérité – Une courte vue de ceux qui veulent installer la peur pour régner  sans la moindre résistance – C’est plutôt le métier que nous avons choisi qui nous impose cette posture. Celle de défendre le peuple, victime d’une violence sans précédent de la part d’un régime qui  a décidé d’en finir avec les «mal-pensants» dont la folie – pour ne point ironiser – se caractérise par une extrême lucidité.

Dans un pays où même le questionnement est assimilé à une activité intellectuelle subversive et insurrectionnelle, il y a fort à craindre  qu’un ressort soit cassé. Gardez-vous de réveiller le Pr Cheikh Anta Diop, Serigne Cheikh Al Makhtoum, Blondin Diop, Sidy Lamine Niasse, Mamadou Diop etc. Ces combattants de la liberté seront, à coup sûr, dépaysés. Désorientés. Déboussolés…

Ce Sénégal de fin règne du Président Sall me fait mal au cœur ! J’emprunte la formule au philosophe basque, Miguel De Unamouno (Me duele España). Dans une lettre  adressée à un professeur d’université espagnol résidant à Buenos Aires, dont l’identité est inconnue, Unamuno s’est exprimé après son limogeage en tant que vice-recteur de l’Université de Salamanque pour ses opinions critiques sur le régime de Primo de Rivera : «Je me noie, je me noie, je me noie dans cet égout et l’Espagne me fait mal au cœur ». Le 12 octobre 1936, à l’université de Salamanque, le Vice-Recteur a osé dire «Non» aux franquistes dont le pouvoir était en train de semer le chaos. Dans un amphithéâtre envahi par les nationalistes, aux cris des «Viva la muerte !», il est peut-être suicidaire de ramer à contre-courant. Pourtant, Unamuno, dans un calme olympien,  prononcera ces mots pleins d’élévation : «Cette université est le temple de l’intelligence et je suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. […] Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader, il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. Il me semble inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. »

Tous des prisonniers…

La référence à cette situation de l’Espagne franquiste trouve sa pertinence dans le comportement de nos tenants du pouvoir avec leur volonté insatiable de faire taire toute voix contestataire. Certes, le Sénégaln’est pas dans un contexte de guerre civile (comme du temps de Franco), mais le régime du Président Sall a réussi à transformer tous les Sénégalais en prisonniers : ceux qui sont privés de mobilité (ils sont dans les prisons classiques) et ceux qui sont interdits de donner une opinion aux antipodes des intérêts des tenants du pouvoir (ils sont dans une prison à ciel ouvert). Jamais de mémoire de journaliste ou de Sénégalais, un régime n’a jeté autant de compatriotes en prison et en un laps de temps. La barre des mille quatre-vingts détenus politiques est atteinte… et bientôt dépassée, puisque la saignée continue avec ces jeunes qu’on arrête jusque dans les maisons, plusieurs semaines après les manifestations. Leur seul tort est d’exprimer ou de manifester leur opposition à la manière dont les affaires de la Cité sont conduites. 

Avec cette violence aveugle qui s’abat sur le peuple sénégalais, le régime du Président Sall est  en passe de remporter la bataille. Il vaincra, peut-être ! Avec son arsenal de guerre mobilisé en permanence pour contenir la vague contestataire et repousser les assauts d’un peuple mécontent de la manière dont le pays est géré. Le Sénégal est transformé en Etat policier où le citoyen est pris au piège de la délation, de la dénonciation, des enlèvements et des écoutes téléphoniques… Les forces de défense et de sécurité font alors usage de canon à eau, de grenades assourdissantes, de gaz lacrymogène au poivre, de lanceurs «Cougar», de camions anti-émeute. Des nervis munis d’armes blanches ou à feu en rajoutent au tableau macabre. Plus de quatre-vingt (80) morts entre mars 2021 et juillet 2023. Des jeunes à la fleur de l’âge à qui l’on a arraché le droit de rêver. Leur silence parle à notre conscience, en nous adressant cette question : comment en est-on arrivé à cette extrémité ?

Un dispositif sécuritaire impressionnant, certes, dans les rues de la capitale, mais insuffisant pour convaincre, puisque, selon Unamuno, «convaincre signifie persuader. Et pour persuader, il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat » contre ceux qui s’opposent à votre régime.

Exit l’Etat de droit ! Mais celui-ci est-il réellement une priorité, par les temps qui courent, pour une population tétanisée, effrayée par une répression aveugle, des emprisonnements à tour de bras et une communication gouvernementale violente avec ses éléments de langage de «forces spéciales», de «forces occultes» et «d’attaque terroriste» etc. Une telle population pense d’abord à sa sécurité, en lieu et place de ses libertés fondamentales. Et n’a pas non plus le cœur à épier la gestion des deniers publics livrés à la merci des hommes du système. Le procédé s’apparente à la technique de manipulation dénommée le PRS (on crée un problème (P), dans le but de susciter des réactions (R ), et  enfin on propose des solutions (S). Le summum du cynisme politique ! Tout semble indiquer que le régime a semé les graines des angoisses sécuritaires et existentielles pour récolter les fruits de ralliement ou d’allégeance à un chef protecteur qui semble déserter le cœur de ses compatriotes.

Une démocratie subvertie et délitée

Nous sommes désormais dans une démocratie subvertie, délitée où l’adversité politique a dépassé le simple cadre de la rivalité partisane. Elle explore, plutôt, les profondeurs boueuses d’une déshumanisation qui souhaite l’irréparable à son adversaire. La lutte à mort entre le Président Sall et son principal opposant, Ousmane Sonko, ouvre la voie  à l’inqualifiable, à l’innommable. La tournure des évènements montre bien que les tenants du pouvoir ont installé la politique dans sa dimension pathologique. Ils arrêtent et emprisonnent à tour de bras. Assimilant toute forme de résistance à l’insurrection. Pour eux, désormais, toute manifestation violente entre dans le champ du terrorisme etc. C’est la chasse à l’homme… ou du moins, au patriote dont le seul tort est de déclarer une guerre ouverte contre le SYSTEME, qui serait, selon Ousmane Sonko et ses camarades, à l’origine de tous les maux du Sénégal. L’affront de trop ? Le Président Sall a décidé de faire payer aux patriotes cette indélicatesse. Le parti Pastef est «dissout», son leader gazé, brimé, barricadé, persécuté et emprisonné. Selon ses avocats, son pronostic vital serait engagé, après une trentaine de jours de grève de la faim.

Le modèle s’est affaissé

Le régime nous offre, au quotidien, le spectacle désolant d’une démocratie bananière. Le modèle s’est affaissé et la vitrine s’est craquelée du fait de choix politiques, parfois hasardeux, se souciant plus de la conservation du pouvoir que de la recherche de solutions pour aider son peuple à sortir la tête de l’eau. Il est prêt à tout pour gouverner sans la moindre contestation. Le Prince règne en Maître Absolu. Il avait promis de bien tenir le gouvernail de ce bateau ivre qu’est le Sénégal, pour le peu de temps qui lui reste au pouvoir.

Faut-il alors rappeler aux tenants du pouvoir les mots pleins de sagesse d’Augusto Del Noce (Popolo Nuovo, 1945), qui nous apprend que: «La valeur ultime à laquelle le régime démocratique est ordonné n’est pas l’avantage matériel de la nation ou de la classe, mais l’idée de la non-violence (ou de la persuasion)». 

Les appels à la clémence et au pardon de certains porteurs de voix ne feront pas fléchir le Président Sall. Il a décidé d’en découdre avec Ousmane Sonko et ses camarades. Tolérance zéro, même pour les prisonniers en réanimation. La libération du marabout Cheikh Bara Ndiaye qui vient de bénéficier d’une liberté provisoire, est présentée, par une partie de l’opinion, comme monnaie d’échange ou viatique pour une visite «sans remous» du Président Sall à Touba. Les autres prisonniers n’ont pas, pour le moment, cette chance. Leurs familles attendent avec impatience leur élargissement.

Macky Sall, tel qu’il est !

Une partie de l’opinion se dit surprise du comportement du Président qui «ne ressemble pas du tout à l’homme que le Sénégal a élu en 2012 et 2019». Ce dernier était dans la représentation et il fallait montrer une certaine flexibilité surtout lorsqu’on sollicite un autre mandat. Ce Macky Sall (de 2012 et 2019) était dans le maquillage pour donner de l’éclat au teint de sa gouvernance. Le contexte de fin de règne a créé les conditions de l’avènement du vrai Macky Sall. L’acteur étouffait dans les coulisses de l’homme d’Etat «secret», celui qui se drape du voile du mystère. Le demi-dieu a choisi de paraître sous des traits plus naturels. Macky Sall, tel qu’il est ! Le comédien a «tué » le personnage. Le vrai Macky Sall-là se retire petit à petit derrière le rideau, dans les coulisses, en laissant apparaître sur la scène un Président dans son corps sacré, froid et distant.

Mais tout lui sourit. Il déroule face à une presse qui semble, dans sa majorité, perdre tout esprit critique, comme celle qui s’était dressée contre la mauvaise gestion de Diouf et de Wade. Certains confrères sont les dignes héritiers des ces journalistes qui avaient mis leur plume au service de l’intérêt général. Le Président Sall a compris que la survie de son régime exige un contrôle de l’information. Une denrée vitale pour le peuple qui doit évaluer l’action de ses dirigeants. Cela suppose une presse libre, vigilante, avant-gardiste et qui ne serait pas tentée de manger dans le ventre mou de l’Etat.

Bacary Domingo Mané

«Les dernières paroles de Unamuno», Vendredi, 9 janvier 1937.gallica – bibliothèque nationale de france

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