POURQUOI philosopher AUJOURD’HUI ?
Par Hamidou Diop, professeur de philosophie
« C’est proprement avoir les yeux fermés sans jamais tâcher de les ouvrir que de vivre sans philosopher »
DESCARTES
Le destin de la philosophie est à jamais lié à la marche du monde et à l’existence humaine. De Qu’est-ce que la philosophie ? à A quoi sert la philosophie ?, les enjeux sont énormes, les finalités lourdes et les perspectives très riches. Que gagne l’homme en philosophant ? Qu’est-ce que la philosophie promet à l’homme ? Quelle est la vie de l’homme sans la philosophie ? Descartes dit « C’est vivre, les yeux fermés sans jamais tâcher de les ouvrir que de vivre sans philosopher. » L’homme a élaboré le mythe, la religion, la magie, l’art, la science, la philosophie toujours pour améliorer ses conditions d’existence. Ces considérations posent l’ultime question de l’utilité, sinon de l’actualité, de la philosophie. Face à l’ascension fulgurante des techno-sciences, la philosophie a-t-elle encore un mot à dire ? Qu’est-ce que philosopher aujourd’hui ?
Depuis Platon, pour ne pas dire depuis Socrate, la fréquentation de la philosophie permet à l’homme de distinguer le vrai du faux, l’être du paraitre. Autrement dit, la philosophie libère l’homme de l’ignorance. Dans le Lâchés, Platon dit : « Ne désespérez pas, car chacun a les moyens de se sauver de l’ignorance coupable pourvu qu’il veuille regarder au-dedans de lui-même. » C’est là, une invite à fréquenter la philosophie qui promet en dernier lieu la science supérieure, c’est-àdire la sagesse, à l’homme. L’homme doit, en tant qu’il vit, agir. Mais, l’action de l’homme dit être présidée par un savoir avéré, par la raison. Il doit éviter de se tromper et doit faire le bien. Pour ce faire, il lui faut une connaissance de ce que les choses sont en elles-mêmes au-delà de leur apparence. Une telle connaissance est garantie par la philosophie, cette quête rationnelle de la connaissance profonde des choses, du monde. Ainsi, l’une des fonctions de la philosophie est de libérer l’homme de l’ignorance.
La vie a-t-elle un sens ? Mérite-t-elle la peine d’être vécue ? Quelle est sa valeur ? Pourquoi la vie ? Pourquoi la mort ? Pourquoi le mal ? Qu’est-ce que le bien ? Qui est Dieu ? Existe-t-il ? N’est-il pas illusion ? Pourquoi la souffrance ? Qu’est-ce que la liberté ? Quelle est la destinée de l’homme ? Ces interrogations posent, en filigrane, la problématique du sens de l’existence. Face à l’absurdité, à l’angoisse, à la dureté de la vie, à la perte des valeurs, à la recherche de soi, la philosophie offre un discours apaisant l’âme humaine troublée par les vicissitudes de la vie.
Elle cherche à donner sens à l’existence humaine, à amener l’homme à comprendre sa condition pour une meilleure prise en charge soi. . Elle explique tout ce qui advient dans la vie. Pour les stoïciens, tout ce qui arrive, arrive justement, c’est-à-dire nécessairement. Autrement dit, l’homme doit comprendre et accepter qu’il ne maîtrise pas tout dans la vie. Il faut, dès lors, poser Dieu comme ultime cause, ultime raison devant expliquer et sous-tendre tout ce qui existe. C’est dans sa science supérieure qu’il organise l’existence et lui donne une certaine logique de marche. L’homme, pour sa quiétude, doit s’accommoder à la loi divine de la nécessité. Voilà pourquoi la philosophie assure une pensée sur l’existence de l’homme. Elle est une pensée qui doit fonder en bien l’action humaine : l’interrogation anthropologique lui rappelle sa condition d’être humain et celle axiologique lui rappelle le devoir qui lui apprend de fuir le mal et de s’adonner au bien. Pour Marc-Aurèle, le « métier de l’homme », est d’ « être un homme de bien ». Le salaire d’un tel homme est bien entendu la quiétude, l’ataraxie. Elle sert de guide, de béquilles, de support, de lumière à l’humanité. En tant qu’elle cherche la vérité et le pourquoi des choses, elle est cette pensée qui explique l’existence et lui donne un certain sens assurant ou promettant à l’homme la quiétude, porteuse de la promesse de la béatitude. Le discours philosophique cherche la paix. Il s’agit de la paix physique – paix du corps – et de la paix spirituelle – paix de l’esprit. Elle travaille à garantir à l’homme l’apathie et l’ataraxie. C’est ainsi que la philosophie promet à l’homme la sagesse, cette « intelligence pratique » dont parle Amo et qui la promesse d’une existence calme, sereine, apaisée. Nous lisons avec Descartes qui considère, à cet effet, : « Ce mot de philosophie signifie l’étude de la sagesse ; et (…) par sagesse, on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais aussi une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts. »
Nul n’ignore l’importance des sciences et des techniques dans la vie de l’homme. Mais, elles ne doivent pas être laissées à elles-mêmes. Au-delà de l’avoir, il y a chez l’homme l’être. C’est pour cette raison que l’élan embarquant les ambitions techno-scientifiques doit être défini sur la base des dimensions morales, éthiques, esthétiques de l’homme : il faut placer la dignité ontologique de l’homme au cœur de l’entreprise technoscientifique. La philosophie n’est pas une recherche de pouvoir ou de puissance (Fougeyrollals). Elle est le feu critique s’exerçant sur toute connaissance, toute croyance, toute pensée, tout pouvoir pour tenter de la fonder ou de la refonder en partant de la seule raison. Elle s’offre comme une réflexion critique sur les acquis humains pour les mettre en demeure de se justifier devant le tribunal du logos ; et, partant, permettre à l’homme d’en jouir pleinement sans contradiction. Réécoutons à cet effet Fougeyrollas : « Dans son jaillissement originel, la philosophie n’est pas la recherche d’un pouvoir, elle est, au contraire, réflexion sur tout savoir et sur toute puissance. »
En tant que « maitre » de la nature, l’homme a, à sa disposition, la capacité de doubler le naturel par l’artéfact. En d’autres termes, les sciences ont permis à l’homme de se hisser au rang de « créateur ». Il va même jusqu’à défier la nature ou Dieu. Ainsi, il croit pouvoir comparer son œuvre avec celle divine. Orgueilleux de sa faiblesse ontologique, il croit pouvoir combler le manque qui frappe la nature. Un tel climat figure une lourde inquiétude dont l’écho est repris par ces notes de Schlick lorsqu’il invite la philosophie à faire « la police de l’esprit de la science ». Dès lors, l’homme devient un réel danger, non seulement pour les autres, mais aussi pour lui-même. L’œuvre humaine présente toujours un défaut d’être. Sous ce rapport, la philosophie demande la restauration de la conscience morale. Ainsi, exigence est faite de concilier activité scientifique et vertu. Ces considérations reprennent le rôle que la philosophie doit jouer face à la puissante montée des techno-sciences. La philosophie sert de « police à l’esprit scientifique » (Schlick). Elle doit contrôler et accompagner les résultats et les projets des sciences et des techniques.
Au-delà des sciences et des techniques, la philosophie est une pensée vivante qui se nourrit des circonstances qui font l’existence des hommes. Hegel soutient : « La philosophie est fille de son temps. » Chaque époque a sa propre pensée. Ce qu’il faut souligner, c’est que la pensée philosophique est liée, dans son essence même comme dans son activité et ses finalités, à l’existence humaine. Partout où il y a vie humaine, la philosophie est présente. Elle accompagne l’homme dans sa quête du sens de son existence. Du coup, le discours philosophique peut être entendu sous la tentative de lire, de comprendre et d’expliquer les problèmes et évènements qui jaillissent dans la vie de tous les jours. Penser et repenser le monde dans son quotidien, telle est le dessein du philosopher.
Avec la mondialisation, l’ère informatique, des technologies de la communication, des techno-sciences, les prouesses en bio-technologie, la chute des valeurs, l’individualisme grandissant, l’extinction des solidarités, la déchirure du tissu familial, l’abus du pouvoir de tout bord, l’inconscience collective, l’irresponsabilité des uns et des autres, la philosophie devient une invitation à la mesure, à la tempérance, à la retenue, au sens de l’humain. De nouveaux concepts, de nouvelles idées, une nouvelle conduite. La philosophie instruit l’humanité et lui apprend sa condition et ses exigences sans cesse de tendre vers le bien, ultime voie de la béatitude. Il est plus que nécessaire, aujourd’hui, de fréquenter la philosophie. Il s’agit de repenser l’humain dans un monde en agonie.