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Note de lecture / La criminalité financière en Afrique et moyens de lutte de Ngouda Fall Kane

Une approche expérimentale de la corruption

Par Alassane Kitane, professeur de philosophie

La démocratie participative n’est pas un vain mot : personne ne peut séquestrer la pensée des citoyens. Au pire des cas, on peut attenter à leur liberté d’expression, mais ce serait un vain acte, car ils continueraient à penser la négation de leur liberté d’expression, même entre quatre murs ! La participation directe, comme celle indirecte, n’est pas une illusion : gouverner les hommes malgré eux, c’est possible ; mais les obliger à penser comme on veut, voilà ce qui est radicalement impossible.

En trempant sa plume dans l’encore noire qu’est la criminalité financière pour la graver dans le marbre de la mémoire de notre République, Ngouda Fall Kane nous montre qu’il est possible de participer aux affaires de la cité de plusieurs manières. La liberté est trop habile pour être contenue dans les arcanes du machiavélisme ou d’un quelconque réalisme politique.

Par conséquent, les citoyens auront toujours leur mot à dire sur la façon dont ils sont gouvernés, ils critiqueront et proposeront des pistes de solution. Que celles-ci soient exploitées par les gouvernants ou pas, peu importe, l’essentiel, c’est de montrer aux Africains en général et aux Sénégalais en particulier, qu’un autre mode de gouvernance est possible, qu’ils ont à portée de main les moyens de sortir de la misère dans laquelle les a plongés la mal gouvernance devenue endémique.

Ecrire des livres pour exposer, expliquer ou dénoncer des pratiques, c’est participer activement à la démocratie, c’est contribuer à émanciper la conscience de ses concitoyens. Ngouda n’est pas en terrain inconnu ; il ne s’aventure pas sur des pistes qui lui sont étrangères, c’est un pratiquant de la lutte pour la transparence et contre la criminalité financière : il sait de quoi il parle ! La structure et le contenu de son livre montrent clairement qu’il a une connaissance à la fois théorique et expérimentale de la question qu’il aborde.

1e titre la corruption en Afrique

Chapitre 1. Phénoménologie de la corruption

La phénoménologie est définie comme la « démarche philosophique visant à la compréhension de l’essence du réel par l’examen de ses manifestations accessibles à la conscience ou à la perception ». C’est exactement ce que fait Ngouda fall Kane en donnant la primauté à l’exposé des faits. Au lieu d’énoncer d’emblée des théories générales sur les pratiques corruptives dans notre pays, il laisse les faits NOMMER leurs auteurs

Section 1 Petite corruption : Police, administration, santé, enseignement

« Bakchich », « colas », « déjeuner », « cadeau de bienvenue » pp. 31-42 : quand la corruption devient langage ordinaire et, donc, cultuelle.

Du policier qui pratique le rançonnage (racket industriel avec l’aide de vendeurs de Tangana, de café, etc.) à l’agent de santé qui prescrit et les ordonnances et l’officine où ils devraient être achetés (« Kër Serigne bi »), la corruption semble être génétique chez les Sénégalais. Le prix Nobel de biologie Jacques Monod a postulé dans son livre « Le hasard et la nécessité » que des acquis par le truchement de la culture peuvent être intégrés dans l’ADN et désormais faire l’objet de transmission héréditaire et, donc, devenir naturels. S’il m’était permis de parodier sa pensée, je tenterais d’expliquer le caractère culturel de la corruption dans notre pays en recourant à son modèle théorique. Je dirais de façon philosophique que la culture est le lieu de formation et d’expression de la nature humaine : à force d’instiller dans les mœurs, dans les valeurs et finalement dans les consciences la banalité de la corruption, elle devient à la limite naturelle, normale. De l’enseignant qui falsifie des notes et des bulletins à l’agent de l’administration qui verse des « commissions » pour être affecté dans un lieu juteux (« kawteew »), nous sommes noyés dans un univers social où la corruption a plombé toutes les énergies sociales.

«’’petit déjeuner’’, ‘’thé’’ ‘’cola’’, le champ lexical de la petite corruption est     symptomatique de la volonté de ceux qui s’adonnent à ce ‘’jeu’’ de donner un vernis déculpabilisant, voire une caution banalisante à une pratique aux antipodes de toute posture vertueuse. Si petite qu’on veuille la considérer, parfois à juste raison, pour la différencier de la grande corruption à col blanc, cette pratique reste le signe d’un déclin moral et d’une anémie civique ». p.37

Ce que l’auteur dit à la fin de ce paragraphe (pages 41-42) est affligeant : des agents des corps de contrôle, des vérificateurs, capables d’édulcorer les rapports ! Quelle faible conception de la prééminence ou de la déité de l’Etat !

Section 2 Méga corruption 42/92.

 Qu’est-ce que la méga corruption et qu’est-ce qui la distingue de la petite ?

« La méga corruption est une jungle où de grands administrateurs aux costumes guêtrés, aux senteurs de parfum fort onéreux, des chefs d’entreprise publiques ou parapubliques aux suit-cases corsés griffés, des héros statufiés des milieux de la jet-set, de hauts magistrats, des avocats réputés, des banquiers aux curriculum balèzes, des ministres, des députés, de célèbres gros bonnets de la politique, autant de fonctions qui devraient, être marbrées dans l’exemplarité, côtoient d’obscurs intermédiaires, des individus aux existences chahutées par des voies obliques de la quête de l’argent facile, des rabatteurs sans scrupule, spécialistes de l’arnaque, aux cartables bourrés de faux papier aux entêtes et cachets issus de fabriques iconoclastes. Entre ces gens aux responsabilités désertées et aux irresponsabilités taiseuses, des liens de complicité et des échanges nébuleux se tisent parfois loin de tout soupçon, autour de l’argent impropre, de pots-de-vin, de dessous-de-table et de surfacturation ». p.43

La lecture de ce passage qui ouvre le paragraphe sur la grande corruption convainc les plus sceptiques de la complexité et de l’obscénité de la corruption dans notre pays. La justice qui devrait être régulatrice de la société, de la politique, de l’économie est gravement soudoyée comme dans les narco-États. Des avocats se transformant le nuit en vils rabatteurs. L’administration financière est, selon les révélations de l’auteur, le secteur le plus gangréné par la corruption. C’est d’ailleurs un secret de polichinelle que les Appels d’offres sont aujourd’hui des voies légales pour donner à la corruption des dehors de normalité. Les rabatteurs des grands bandits sont nichés dans la haute administration. Le transit, la douane, les collectivités locales, la sphère politique : la corruption est partout. Ngouda Fall Kane nous explique comment dans les collectivités locales des maires recrutent des agents de collectes de taxe pour les soudoyer en nature ! Pire, des collectivités locales manœuvrent pour bénéficier d’approbation de certains actes budgétaires et extrabudgétaires. Mais la palme de la corruption est remportée par les sphères qui exécutent la commande publique : Fesman, affaire ARTP à propos des ressources issues de décret (2012-104 du 18 janvier 2012) sur les appels entrants (affaire relatée par TAS), l’affaire Bistogo (Université Amadou Mactar Mbow de Diamniadio), etc. Tant de crimes financiers restés impunis dans un pays si pauvre !

Il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter de l’impact foncièrement négatif de la corruption dans tous secteurs économique clés : pêche (nos mers sont vendues à vil prix), minier (les ressources minières n’ont réussi qu’une seule prouesse : appauvrir les populations de la zone par une destruction de l’écosystème), pétrole (la scabreuse affaire Pétrotim), électricité (l’intouchable Samuel Sarr ancien DG de la Senelec) ….

Chapitre 2. l’impact de la corruption sur les économies africaines

sur le plan budgétaire : si ceux qui doivent collecter les taxes et les impôts sont corrompus quelle est la vérité de ce budget ?Nos budgets sont faux,fictifsparce qu’établis sur la base de rapports eux-mêmes fictifs.

sur le plan macro-économique : mêmes procédés que dans les narco-Etats

« En effet, les criminels financiers, du fait de l’importance de leurs ressources financières, sont en mesure d’acquérir des pans entiers de nos économies, faussant ainsi le fonctionnant normal des marchés par une concurrence déloyale, des institutions et autres structures administratives, au point de compromettre la stabilité, la transparence, et même l’efficacité des systèmes économiques et financiers. Ils sont aussi en mesure, et c’est souvent le cas, de pousser nos Etats à acquérir des technologies non adaptées et ce, à l’avantage uniquement des décideurs, en termes de rétro-commissions. » p.94

sur le plan environnemental : la destruction de la forêt du Sud Est et du Sud : il se pose ici un problème métaphysique et religieux, car à cause de la cupidité de quelques-uns on met en péril l’avenir de nos enfants.

sur le plan moral et politique : l’excellence et la compétence sont handicapantes là où la roublardise promotionnelles

Chapitre 3 La géopolitique de la lutte anticorruption :

Beaucoup de bonne volonté, peu de résultats dans la mise en œuvre ; la corruption continue de faire des ravages. De la riposte stratégique de l’UA aux mesures proposées par l’UEMOA en passant par les stratégies mises en œuvre au niveau de la CEDEAO, l’effort est permanent, mais apparemment les stratèges de la corruptions sont plus outillés et plus industrieux que ceux qui sont censés leur barrer la route.

Après lecture de ce livre, on est à la fois désespéré et optimiste : désespéré par l’ampleur et l’omniprésence de la corruption dans notre société ; mais optimiste, car il y a toujours des hommes et des femmes disposés à barrer la route aux criminels financiers. Ngouda Fall Kane a cultivé sa part de jardin dans ce domaine, c’est aux Sénégalaise de faire de lutte pour la transparence et la bonne gouvernance une culture. (A suivre)

Alassane K. KITANE

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