ActualitéCONTRIBUTIONPolitiqueSociété/Environnement

De la démocratie à la voyoucratie

Par Baye Modou Sall, Professeur de philosophie

Sans être ni prince ni législateur, sans être celui-là qui se place au sommet de la pensée et de là à décider et à envisager ce que doit être l’avenir de ce pays, il nous est quand même donné le droit, faute de mieux, en tant que citoyen non pas en simple observateur, mais acteur soucieux du bien de son peuple de vitupérer et d’attaquer de front cette question et cette situation quelque peu singulières qui nous laissent tous pratiquement pantois : la recrudescence de NERVIS aux trousses de toute voix discordante. Dans un article publié le 17 février 2021, il m’était donné de constater et de faire constater qu’on était passé de la démocratie hibernée à l’entropie au sein de la République. Aujourd’hui, les choses vont de mal en pis. Et alors, à une vitesse supérieure, on est passé de cet état à la VOYOUCRATIE. Celle-ci désigne une forme de gouvernement reposant sur des méthodes, des tactiques de voyous ou de bandits. La présence de nervis à côté du président pendant sa « tournée économique » en dit long. Et c’est justement ce dont il s’agit ici et maintenant de parler et de dénoncer avec la dernière énergie car comme le dit Paul Nizan « en politique, indifférent veut dire satisfait… »[1]Sans être satisfait, loin s’en faut d’ailleurs, nous ne pouvons pas donc nous convertir au conformisme et refuser de nous arracher à la caverne du silence face à cette situation devenue insupportable. On aurait souhaité que cette question soit une simple illusion, un simple rêve pour tout dire qu’elle n’existe même pas, mais quand l’épiphanie du banditisme politique se voit plus que le nez au milieu du visage, il y a vraiment de quoi s’inquiéter.

 Lors des événements du 3 mars dernier où ces nervis sont apparus pour la première fois en plein jour devant la scène comme s’il s’agissait d’une campagne électorale (ce qu’on a l’habitude de voir au Sénégal) avec des gourdins et des armes blanches à la main à côté des forces de l’ordre : chassant, frappant les honnêtes sénégalais qui pourtant n’ont commis qu’un seul tort : celui de dire non à ce qu’ils avaient considérés comme étant une injustice.

 Ce jour-là, tout sénégalais soucieux de l’avenir de ce pays a failli avoir un haut-le-cœur face à des images des plus écœurantes, des plus déroutantes et assommantes, des images qui surprennent et émeuvent profondément notre âme. Interrogé sur le cas de ces nervis, on se rappelle volontiers de la réponse du ministre, porte-parole du gouvernement M. Seydou Guèye qui soutenait qu’il n’a pas vu de nervis tout ce qu’il peut dire c’est qu’il connait dans les rangs des forces de l’ordre certains qui ne portent pas d’uniforme. Quelle ridicule phraséologie ! Qui ne connait pas cela ? En lisant verbatim ses propos, il n’était pas certes explicites, mais transparaît en filigrane que monsieur le ministre cherchait à nier de toutes ses forces l’existence d’épées-louées pour faire ce sale boulot.

Malgré tout, on avait pensé qu’après les événements du 3 mars dernier le gouvernement actuel tirera les bonnes leçons tout en sachant que la violence ne règle pas les choses car elle ne fait qu’engendrer à nouveau la violence. Malheureusement, la réapparition de ces nervis lors de la « tournée économique » du président de la République avec cette fois-ci une violence exacerbée a été d’une grande surprise doublée d’une désolation et triplée d’une rancœur. Il n’y a plus de doute là-dessus car après plusieurs démentis de la part des membres du gouvernement et malgré le fait qu’ils ont employé toutes les techniques possibles pour transposer le débat dans un ciel si lavé que nul d’entre eux ne prête pas le flanc ni risque de s’y salir les mains, c’est à Imam Mbaye Niang de confirmer finalement peut-être sans le savoir dans l’émission faram facce du 16 juin 2021 qu’il s’agit bien de nervis sous l’appellation de gardes du corps. Ainsi, lit-on dans son discours : « c’est la police qui doit gérer les débordements, mais on a constaté qu’elle ne le peut pas. Dans certains cas, il y a des débordements sous les yeux impuissants des forces de l’ordre. Les gens les appellent les nervis, mais moi je préfère les appeler mes gardes du corps. » De quel droit monsieur le ministre s’arroge des gardes du corps pour traquer, frapper, violenter des sénégalais alors qu’il est connu de tous que force reste à la loi ? En voyant avec quelle assurance dédaigneuse vous parlez aux sénégalais vous tous en de pareille circonstance, on comprend très vite que vous n’avez pas les épaules pour diriger, vous manquez de leadership, de charisme d’un vrai homme politique capable de tempérer, d’assurer et d’être toujours du côté du peuple auquel il représente. On pourrait même dire que ce gouvernement est hostile au désaccord au point que ses membres se laissent quelque fois emporter par leur égo hypertrophié en cherchant à étouffer par tous les moyens toute sorte d’opposition et de voix discordante. Et pourtant, personne parmi eux ne peut pas nous démontrer dialectiquement avec les maniements de leur raison et leurs actuaires que nous autres Sénégalais affamés, aux ventres vides, exploités à outrance par nos dirigeants, ballotés entre inquiétude et tristesse avons tort de manifester notre ras-le-bol, notre désaccord, notre mécontentement face à tous ces scandales politique, économique et financier. Pouvez-vous vraiment nous démontrer que nous sommes à contre-courant de ce qui devrait être à la place de ce qui est ?

 M. le président, chers membres du gouvernement en vos noms, titres et qualités respectifs, tenez-vous le pour dit : le temps des rapports de force et de la violence pour gouverner est révolu. Votre raisonnement du jusqu’au-boutisme dans la force doit cesser car cela ne fait que replonger à nouveau notre cher pays dans une page noire, ce pays dont le ciel est déjà nuageux à cause de la boulimie du pouvoir de ses dirigeants risque de s’assombrir plus que jamais sous votre magistère. Devrais-je vraiment vous rappeler ce qui devrait être votre guerre ?

Rappelons-le parce qu’apparemment besoin en est : votre guerre ne doit pas être une série de combats, des vagues de gaz lacrymogènes, de couteaux, de machettes, de morts répugnantes, mais une guerre économique, financière, d’investissement, d’emploi, d’éducation. Autant dire que votre guerre doit être une lutte du droit contre la force, de la justice contre l’injustice, de la transparence contre la nébuleuse, de l’égalité et l’équité contre l’inégalité. Votre guerre ne doit donc point être un jeu sanglant qui pourrait installer le pays dans le chaos mortel et profiterait aux forces occultes qui ne souhaitent que le pays soit déstabilisé comme l’avait insinué le capitaine Dièye lors de sa sortie d’après les manifestations du 3 mars dernier, mais une croisade d’idées porteuses de projets concrets de développement, une bataille de réalisation d’infrastructures de grande envergure, d’union… Votre guerre ne doit non plus consister à chercher un public et l’applaudissement des masses et le chœur adulateur de vos partisans, mais un effort vers l’émergence, effort sans cesse renouvelé, éternellement insatisfait et insatisfaisant. Ainsi fait, vous n’aurez plus besoin de gardes du corps encore moins de nervis pour se protéger car le peuple dans sa globalité veillera sur vous et vous traitera avec une estime surhumaine et une crainte quasi religieuse.

Qu’on ne suspecte pas d’esprit de prosélytisme tous ceux qui crient haut et fort tout ce que les sénégalais disent à voix basse. Cela peut vous amener à manquer une très bonne occasion à saisir pour s’autoflageller et se corriger pour avancer. D’ailleurs, il est du devoir d’un bon dirigeant d’écouter tout le monde et de prendre au sérieux leurs propos même ceux sortant de la bouche de celui-là réputé d’être un fou car la vérité peut quelque fois sortir dans la bouche d’un fou.

Baye Modou Sall

Professeur de philosophie au lycée de Bambey Sérère


[1] Paul Nizan, Les chiens de gardes, Paris, Editions François Maspero, 1965, p. 47.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *