REGARD PHILOSOPHIQUE

La lutte contre le Covid-19 à l’épreuve de l’opinion publique

Par M. Samba Diao

La question de l’opinion publique est aujourd’hui indissociablement liée à la question démocratique et à l’action gouvernementale, entendue comme direction des affaires publiques. Considérée par la pensée antique comme expression de l’ignorance, puis reconnue comme voix du peuple avec laquelle il faut composer, l’opinion publique va devenir à partir des Lumières une instance du jugement social, jugement critique qui se fait loi – la loi de l’opinion -, par rapport à la loi de l’État. Ainsi, dans la guerre contre le COVID-19, le Gouvernement sénégalais, en tant qu’instance de décision (suite à la loi d’habilitation) et de coordination des moyens de cette guerre, ne saurait faire l’impasse sur l’opinion publique. Je ne parle pas de l’opinion publique en général, ni de l’opinion produite par les sondages d’opinion, mais précisément de cette opinion publique qui s’est formée sur (la guerre contre) le COVID-19, et qui est en reconstruction permanente.

Dans une première acception, l’opinion publique désigne tous les jugements qu’une société porte sur une situation-problème dès lors qu’elle se sent concernée.  Il y a donc une opinion publique pour chaque problème public, à chaque moment de l’évolution de ce problème et en tout lieu. Selon le philosophe et sociologue allemand, Jürgen Habermas (continuateur de l’École de Francfort), l’opinion publique est ce par quoi la sphère publique contrôlée par l’Etat est transformée «  en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État.»[1] Sa fonction est éminemment politique : soumettreau contrôle d’un public faisant un usage critique de la raison des états de choses rendus publics.

En cherchant à sélectionner les sujets parlants aussi bien que les discours, en cherchant à organiser la production du discours sur le COVID-19, le Gouvernement n’a d’autre but que de contrôler l’opinion publique. Rien d’étonnant en cela car – on le sait depuis Michel Foucault – le pouvoir politique, avant d’être pouvoir sur les hommes est d’abord pouvoir sur les mots : « Le discours n’est pas seulement ce qui traduit les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer »[2]. Non content de pouvoir dire « Dieu est avec nous », l’autorité politique tient à obtenir une légitimité de ses mesures et actions contre le COVID-19, qui s’énoncerait selon P. Bourdieu en ces termes : « L’opinion publique est avec nous » [3].

En tant que moment grave de l’évolution de la maladie, la crise (du grec krisis, qui renvoie à la décision : ce qui décide de l’issue d’un événement, en bien ou en mal) du COVID-19 a induit chez les Sénégalais des attitudes et comportements les plus contradictoires, allant de la ratification ipso facto des mesures et stratégies gouvernementales à la critique de celles-ci, sinon leurs contestations ouvertes. Qui pis est, l’on assiste çà et là à une instrumentalisation des mesures gouvernementales pour freiner la pandémie : vente d’autorisation de sortie dans certaines préfectures, transports inter-régions, spéculations sur les prix de gels hydro-alcooliques et masques, etc. Cette dialectique entre ratification, méfiance, défiance et « vénalisation » – pardonnez le néologisme – des décisions du prince concernant le Coronavirus, s’opère par la médiation de l’opinion publique. Face à cette crise tellurique et les tragédies qui lui sont associées, la grande erreur de nos gouvernants est de croire qu’ils ont le monopole de la formation de l’opinion publique et que celle-ci s’identifie à leurs discours officiels, relayés par leurs porte-parole et les médias. C’est pourtant ce qui se donne à voir au regard de la détermination avec laquelle l’autorité politique est en train de traquer les truands et autres diffuseurs de « fake news » sur le COVID-19 et, de ce fait, qui sont considérés comme « ennemis de la République ».

Contre ces frères-ennemis, je ne crois pas que l’option de la répression puisse être porteuse et salutaire. Prendre le bâton contre ces désinformateurs, c’est ignorer que dans nos sociétés démocratiques, le Prince n’a plus le monopole de la formation et de l’orientation de l’opinion publique. Car aujourd’hui plus que jamais, les citoyens ont la possibilité, grâce aux réseaux sociaux, de rendre publics leurs jugements personnels sur les problèmes collectifs. Effectivement, à l’opposé des personnes qui méritent d’être entendues parce que leurs opinions sont politico-médiatiquement et médicalement « correctes », on trouve des citoyens « d’en-bas » ou hors système qui, soucieux de faire entendre leurs maux et leurs mots quant à la gestion de la pandémie du Covid-19, investissent Internet et les réseaux sociaux.

Ici, bien plus qu’ailleurs, l’État n’a plus l’exclusivité de la construction-déconstruction-reconstruction de l’opinion publique. Or les opinions des particuliers, fussent-elles fausses et dangereuses pour le salut public, interviennent puissamment dans l’orientation des conduites et des comportements. Dès lors, la lutte contre le Coronavirus ne devrait pas être réduite à la dimension « instrumentale », en termes de succès considéré sous l’aspect  technique.  Cette lutte n’est donc pas seulement une affaire d’argent, de ressources matérielles, de logistiques et de compétences biomédicales. À vouloir se confiner dans cette approche, nos possibilités de bloquer l’avancée de la maladie risquent de s’amenuiser. Elle est aussi et surtout une affaire de formation et d’orientation de l’opinion publique, dont dépendent les attitudes et comportements des citoyens, déjà affectés par la peur et le désarroi.

Nous sommes en guerre contre le Covid-19, dit-on. Or pour battre un ennemi extérieur, il faut une cohésion interne, nationale. Dans les idées d’abord ; puis dans les comportements et attitudes. En contexte de crise, lorsque « l’heure est grave », on ne gère pas l’opinion publique en bastonnant les porteurs d’idées fausses ou hérétiques, mais en négociant avec ladite opinion ; la force étant impuissante à organiser quoi que ce soit.Comme disait Valéry Giscard-d’Estaing : « L’opinion telle qu’elle est, telle qu’elle sent, telle qu’elle réagit est bien le champ de forces avec lequel tout  dirigeant doit composer »[4].

Le Covid-19 et la mort qui lui est associée n’est pas seulement un phénomène-problème biologique et médical, comme certains le croient naïvement. C’est aussi et surtout un phénomène-problème social, psychologique et anthropologique, qui appelle une communication de crise efficace, pour éviter une crise de communication qui déboucherait tout simplement sur une crise politico-sociale. C’est dire que l’efficacité des stratégies de lutte contre le Covid-19 dépend aussi et surtout de la prise en compte des réalités culturelles, de la pluralité des pouvoirs et des légitimités, parfois concurrentes, bref de l’historicité même de l’État sénégalais.

En ces temps de « biopolitique » (M. Foucault) prononcée, c’est-à-dire de gestion de la vie nue – et de la mort – des gens, le Président de la République Macky Sall et ses collaborateurs à tous les niveaux de l’exécutif, ont intérêt à comprendre et accepter qu’une technologie gouvernementale n’est légitime que si elle procède d’une libre discussion, qui tend à l’entente entre les acteurs sociaux. Cette exigence de légitimité, qui est aussi une exigence de rationalité discursive, c’est-à-dire de bon sens, ne saurait souffrir d’aucune exception ; même quand « l’heure est grave » (Macky Sall), même dans l’État d’urgence. Elle suppose, pour être réalisée, que le chef de l’État et ses ministres reconnaissent la faillibilité de leurs décisions, la faillibilité de « leur » Raison d’État. C’est donc dire que nous humaniserons cette pandémie du COVID-19 que si nous nous décidons enfin, à l’échelle nationale, à en discuter. De cette posture éthique dépendra, en grande partie, l’issue de cette guerre contre cet ennemi invisible et coriace.  Et dans cette (éthique de la) discussion, dans ce « parler ensemble » comme disait Arendt, nous apprendrons à devenir plus humains.

Références bibliographiques

Edward Bernays, Comment manipuler l’opinion en démocratie, Editions Liveright, 1928

Henry-Pierre Cathala,Le temps de la désinformation,Paris, Stock, 1986

Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971

Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1963

Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, n° 318, janvier 1973, p. 1292-1309

Samba Diao, Comprendre Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau : essai de philosophie politique, Paris, Harmattan, 2015

Samba Diao, « Sortir le peuple sénégalais du gouffre de la politique politicienne », in La démocratie sénégalaise à l’épreuve d’une nouvelle figure de la politique, Paris, Harmattan, 2018

                                                                                


[1] Habermas, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1963. 

[2] Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1976).

[3] Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, n° 318, janvier 1973

[4] Cité par H.-P. Cathala, Le temps de la désinformation, Paris, Stock, 1986

Samba Diao, Professeur de philosophie/                                                                 Lycée Cheikh Oumar Foutiyou Tall de Saint-Louis. Sociologue, politologue/ Écrivain. Membre du Cercle des Écrivains de Saint-Louis (CEPS). Tel : (221) 77 613 90 62  / 70 598 47 86 / E-mail : samba1diao@yahoo.fr

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