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Le Selfie ou la symphonie des identités éclatées

Par Bacary Domingo MANE

Sur le pont, surplombant la gare routière Des Beaux Maraîchers de Dakar, une frêle silhouette se prend en  selfie. Le regard amusé des passants déroutés, ne semble la perturber. Pouvait-il en être autrement, puisque cette jeune fille s’est emmurée dans un monde d’où s’exile toute réalité tangible.

En se prenant en selfie, ce malingre gabarit est  entré dans un processus de dédoublement, tant que durera le face-à-face avec cet appareil  à «cloner» les identités. Par des positions diverses qu’elle a adoptées pour se prendre en selfie, Aïda, nom d’emprunt, fige et fixe des images de ce qu’elle voudrait être.

N’allez pas, alors, lui murmurer à l’oreille que la photo ment doublement, puisqu’elle est non seulement incapable de capturer l’essence, mais en plus, elle nous impose une image inversée.

Miroir des virtualités ! Le selfie fait advenir ce qu’on voudrait être. C’est ce pouvoir démiurgique qui berce son illusion d’être ce qu’elle n’est pas encore, et peut-être, qu’elle ne sera jamais…

 Ce face-à-face avec le miroir préfigure la présence-absence d’un intrus qui, en réalité, hante l’esprit du «selfieur» : l’ami virtuel. C’est à lui qu’il va confier son destin. Tout est entre ses mains. Il a, pour ainsi dire, le pouvoir de vie ou de mort sociale, puisque in fine, c’est lui qui va noter le «selfieur».

Le «selfieur», pour sa part, ne perd pas de vue l’enjeu, c’est pourquoi il se donnera tous les moyens pour que l’ami virtuel n’ait d’autre choix que d’apprécier positivement son œuvre. Il va, ainsi, recourir à d’autres outils pour rendre la photo plus belle…Le JE en vaut la chandelle !

C’est en cela que le selfie est une photo située ou connectée dont l’existence ne peut être envisagée en dehors du cercle d’amis que le «selfieur s’est choisi.

L’image n’est pas seulement destinée à une consommation personnelle, mais surtout à être «dégustée » par les membres du réseau d’amis à qui l’on impose un jugement. Personne n’a le droit de dire que la photo est moche, de peur d’être «supprimé» ou exclu. L’hypocrisie fait partie du rituel du groupe.

Cette photo atterrissant dans cet espace virtuel est le récit du «selfieur» qui dit aux autres ce qu’il prétend être. Son «je» pluriel exclut le «tu»,  le «il» et le «nous».

Une aventure singulière dont l’expérience ne se vit qu’une fois, grâce à cette mise à distance du moi soumis à une impulsion spontanée. Le «selfieur» n’a pas le temps de savourer son œuvre, tellement il multiplie la production de l’image de soi prise en tenaille entre naissance, mort et résurrection. Avec le selfie, c’est l’être qui se dilate, condamné à l’errance, à la quête de ce qui donne sens à la vie.

Un jugement hâtif pourrait nous conduire à voir, dans le comportement des personnes qui adorent se prendre en photo, une pathologie narcissique et un manque d’estime de soi. Peut-être qu’elles sont en quête de profondeur identitaire qui se conjuguera forcément au pluriel. La symphonie des identités éclatées libère ses notes…Bacary Domingo MANE

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