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La pandémie du covid-19 entre ontologie et altérité

Par M. Mamadou Lamine NGOM

La pandémie du nouveau coronavirus (covid-19) pose à nouveaux frais la question de la place de l’homme dans la Nature. Cette maladie nous interpelle sur le rapport que l’homme entretient ou devrait entretenir avec cette Nature dont il est partie. De fait, une réflexion philosophique sur l’impact de la maladie à coronavirus nous met en face du caractère problématique de   notre conception de l’Être. Quelle ontologie le covid-19 présuppose-t-il ? En plus du problème de l’ontologie, le Coronavirus est corrélatif du problème de l’altérité, celui de notre rapport à l’autre. Si l’on pense aux impératifs qu’on pourrait qualifier d’hypothétiques (au sens de Kant) comme « restez chez vous », « évitez les rassemblements et les contacts physiques » etc., on se rendrait compte que l’autre est moins un allié qu’une menace parce qu’il est potentiellement porteur du virus que nous risquons de choper. Le numérique, souvent considéré comme une source d’aliénation (ce qui est le cas), semble pourtant être le seul moyen à notre disposition pour entretenir à la fois l’information et la psychose en cette période de crise sanitaire. On assiste à ce que Stéphane Vial appelle la « fabrique phénoménotechnique de l’altérité ». L’autre n’existe plus que de façon virtuelle. L’idée est que notre rapport à l’autre est littéralement médiatisé par le numérique.

  1. Le coronavirus versus l’ontologie dualiste

Ce que nous avons appelé une ontologie dualiste renvoie ici à l’idée d’un naturalisme rationnel. Cette dernière est née avec l’époque moderne en philosophie. C’est une conception de l’Être qui présente la Nature comme  un ensemble de choses sur lequel nous pouvons agir par la pensée et la technique. Par son esprit, l’homme se singulariserait et se mettrait au-dessus du reste de l’existence telle une entité à part. Il serait donc comme un pilote dans son navire, capable de lui faire prendre  la direction qui le chante. 

Cela fait naturellement penser à l’élan cartésien de l’homme qui pourrait être « comme maître et possesseur de la nature ». Pour Descartes, le corps et par ricochet tout ce qui diffère de notre conscience peut être soumis à la divisibilité comme principe d’action de la pensée. Pour lui, tout peut être mis en pièces pour être connu, saisi par la pensée. Cela donnerait à l’homme une parfaite maîtrise de la Nature parce que celle-ci est régie par des lois qu’il suffit de connaître. C’est ce qui fait dire, par exemple, à Kepler que s’il y a une différence entre l’homme et Dieu, c’est que l’homme ne connaît pas encore tous les théorèmes et toutes les lois de la Nature. Notre connaissance de la Nature serait donc, en principe, absolument déterministe. Tels des « démons de Laplace », nous pensons pouvoir connaître, du moins en principe, toutes les forces dont la nature est animée sans même avoir besoin de « l’hypothèse-Dieu » (selon le mot de Laplace).

Avec l’irruption du covid-19, la Nature semble avoir débordé sous l’effet de l’infiniment petit. Ce nouveau coronavirus n’est-il pas le véhicule d’une revanche du réel sur la vanité de l’homo sapiens ? Par ce mystérieux virus, la Nature semble soudainement devenue intelligente et capable de déjouer tous les pièges de l’homme qui tente en vain de la capturer. La Nature n’est plus seulement réactive, elle est devenue active et remet en cause l’image de l’ontologie dualiste ou du naturalisme rationnel que nous avons héritée des philosophes modernes.

Cette Nature semble harmonieuse en cela que tout paraît être à sa place, mais en réalité chaque forme de vie ne « pense » qu’à sa propre subsistance. Chaque espèce, des microorganismes à l’homo sapiens, n’a qu’une seule obsession, survivre et évoluer. Le covid-19 ne fait pas exception à la règle de vie édictée par cet élan vital que Nietzsche appelle la « Volonté de puissance ». « L’égoïsme du covid-19 », son effort de persévérer dans son être comme dirait Spinoza, semble avoir pris le pas sur la vanité de l’homme. Décidément, «  vanité des vanités, tout est vanité », nous ne sommes maîtres et possesseurs de rien du tout et le Roseau pensant de Pascal n’est pas aussi différent du reste de la Nature que cela.

Il est vrai qu’entre le coronavirus et la mort, il n’y a pas  un lien causal, le rapport n’est pas déterministe. Cependant, la difficulté de trouver un remède et un vaccin contre ce virus met au défi la prétention baconienne selon laquelle, l’homme peut tout connaître de la Nature à condition qu’il puisse lui poser « les bonnes questions ». «Pour comprendre la Nature, dit-il, il faut consulter la Nature elle-même et non les écrits d’Aristote»[1]. Savoir c’est donc pouvoir et pouvoir c’est dominer. Le problème c’est que Francis Bacon ne nous dit pas comment trouver les bonnes questions pour obtenir les bonnes réponses de la Nature dans des situations comme celle dans laquelle nous nous retrouvons avec le covid-19.

La Nature se rebelle. Si l’on sait que le virus a muté pour passer de l’animal à l’humain, il n’est pas exclu qu’il puisse muter en permanence.  D’évidence, cela rendrait caduques d’énormes efforts de recherches en vue du salut d’homo sapiens. Ne sommes-nous pas en face d’une Nature en excès qui transgresse toutes les bornes de sa maîtrise et de sa domination ? Notre volonté arrogante de domination de la Nature a pris un coup parce que nous ne la connaissons pas assez et nous échouons par conséquent à prédire son « comportement ». Disons que le pilote du navire a fait naufrage sous l’effet du coronavirus, il ne sait plus où il est ni où il va. Technophiles ou technophobes, optimistes ou pessimistes ; il nous faut chercher les bonnes clés d’interprétation de notre rapport à la mère Nature.

  • Le « rester chez soi » et la création numérique de l’altérité

Dans son article « Noumène et Microphysique », Bachelard introduit la notion de « phénoménotechnique » qui renvoie à l’idée que, dans la physique contemporaine, la réalité subatomique est littéralement créée par des instruments techniques. La science est donc moins une découverte qu’une création de phénomènes. « Nous pourrions donc dire, écrit Bachelard, que la Physique mathématique correspond alors à une nouménologie bien différente de la phénoménographie où prétend se cantonner l’empirisme scientifique. Cette nouménologie éclaire une phénoménotechnique par laquelle des phénomènes nouveaux sont, non pas simplement trouvés, mais inventés, mais construits de toutes pièces »[2].

En ce qui concerne notre analyse du rapport à l’autre durant cette période de crise sanitaire engendrée par la pandémie du covid-19, nous suivons en grande partie l’analyse de Stéphane Vial dans son article « Ce que le numérique change à autrui: introduction à la fabrique phénoménotechnique de l’altérité ». Il reprend pour son compte la notion bachelardienne de phénoménotechnique qu’il généralise pour l’appliquer à autrui. Notre expérience de l’autre n’est rendue possible que par le medium de la technique (le numérique) : « Par « numérique », nous n’entendons pas seulement « l’être informationnel », mais la matière informatisée en réseau et l’ensemble des produits, services et usages qu’elle rend possible au sein du système technique numérique contemporain »[3].

Cette approche de Vial se prête à merveille à notre réflexion sur les relations interpersonnelles dans le contexte de la maladie à coronavirus. Nous pouvons constater que l’injonction « restez chez vous » peut participer à une rupture de l’expérience du face-à-face que nous pouvons faire d’autrui. Si chacun reste confiné chez soi, il ne reste plus d’interactions sociales physiques que celle de la cellule de base (la famille). Désormais, autrui ne participe plus de mon expérience sans une médiation phénoménotechnique (sa présence est technicisée). Vial Souligne : « tout comme l’accélérateur de particules engendre chez Bachelard la réalité phénoménale des particules élémentaires, le téléphone engendre littéralement Autrui, du moins en tant que phénomène donné dans le champ de mon expérience »[4].

La dimension aliénante des réseaux sociaux n’est plus à démontrer. Nos vies sont littéralement mises en séries et il est difficile d’avoir une vie privée parce que l’intimité a laissé la place à une surexposition de sa vie personnelle.  Toutefois, avec l’impératif du « rester chez soi » et la limitation au maximum des  contacts physiques, le numérique, via les réseaux sociaux, peut nous aider à satisfaire notre « pulsion scopique » (selon le mot de Freud) c’est-à-dire le sentiment de plaisir que nous avons à voir les composants de notre environnement. Cela est d’autant plus pertinent que le maître-mot de notre monde actuel est « paraître ». Nous avons naturellement besoin de voir autrui et de nous faire voir par lui, le « rester chez soi » ne fait donc pas notre affaire. Preuve que toutes les normes sociales sont de simples conventions, serrer la main d’autrui devient anormal à cause de cet infiniment petit (le covid-19) qui ne semble pas, comme l’aurait pensé Bachelard, être une création phénoménotechnique.

Avec le confinement, l’expérience perceptive de l’autre passe par les réseaux sociaux, cela permet, entre autres choses, de gérer la psychose et d’entretenir l’information. Durant cette pandémie du covid-19, nous avons mieux appris à dialoguer quotidiennement sur les réseaux sociaux avec nos amis, nos contacts, nos cercles etc., au point que cette forme de lien social semble se naturaliser. Pour tout savoir sur comment ses contacts vivent l’injonction du « rester chez soi » (le confinement pour certains) et l’évolution de la pandémie, il suffit de se rapporter aux statuts sur le réseau social whatsapp. Heureusement que le virus ne se propage pas par le signal parce que le confinement et le « rester chez soi » sont toujours transgressés grâce au medium numérique. Cela conforte la notion vialienne « d’autruiphanie » qui désigne la phénoménalisation de l’altérité c’est-à-dire la condition technicisée de l’apparition de l’autre dans mon expérience perceptive.

                                                BIBLIOGRAPHIE

-Bachelard Gaston, « Noumène et Microphysique », in Etudes, Paris, J. VRIN, 1970.

-Chalmers Alan F., Qu’est-ce que la science ? Récents développement en philosophie des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Paris, Ed. La Découverte, 1987.

Vial Stéphane, « Ce que le numérique change à autrui: introduction à la fabrique phénoménotechnique de l’altérité », Paris, Hermès 68, 2014.

    Mamadou Lamine NGOM

    Maître en philosophie et enseignant vacataire à l’Institution Privée Luminis (IPL)

*Université Cheikh Anta Diop de Dakar


[1]Chalmers Alan F., Qu’est-ce que la science ? Récents développement en philosophie des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Paris, Ed. La Découverte, 1987, pp. 21-22.

[2]Gaston Bachelard, « Noumène et Microphysique », in Etudes, Paris, J. VRIN, 1970, p. 19.

[3]Stéphane Vial, « Ce que le numérique change à autrui : introduction à la fabrique phénoménotechnique de l’altérité », Paris, Hermès 68, 2014, p. 152.

[4]Stéphane Vial, Ibid., p. 154.

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