Covid-19 et la mort – Réflexions philosophiques sur une pandémie
L’irruption et la propagation de la maladie à coronavirus (Covid-19) nous met face à l’horizon indépassable de la mort. La panique et surtout la peur de l’irréparable qu’elle charrie, sont symptomatiques d’une société profondément ancrée dans une réalité capitaliste où l’avoir, la production et la consommation plongent le citoyen du monde dans une frénésie telle, qu’il n’a pas le temps de réfléchir à sa finitude ou destinée. Le «citoyen-consommateur» est tellement noyé dans le train-train quotidien, que la question de la mort ne taraude son esprit ou du moins accessoirement, lequel est plutôt envahi par le stress, fruit d’une insatisfaction quasi obsessionnelle à agrandir son espace physique. Il accumule les biens acquis parfois par des méthodes qui enlèvent à l’humain ce qu’il a de singulier et d’essentiel : la dignité. Aveuglé par l’avoir, il piétine, tel un bulldozer, toutes les valeurs qui cimentent les rapports entre les individus. Mais au sommet de sa vanité culmine le futile qui constitue le voile qui l’empêche de regarder la réalité de la mort en face. Il n’y pense que comme une parenthèse lorsqu’un proche en fait l’expérience.
La mort en face
Tel un cheveu sur la soupe, la pandémie de coronavirus nous jette la mort en pleine figure. Elle envahit notre quotidien : des hôpitaux débordés, des comateux, des malades en attente de l’instant fatidique, des patients qui doutent, des personnes qui ont lutté jusqu’au dernier souffle contre le virus, des médecins dépassés…Ajouter à ce tableau, le décompte macabre des médias qui montrent les dépouilles alignées, et des fosses communes. La mort est partout et l’humanité se met à découvrir que c’est l’élément résiduel de tout problème. Son imaginaire crée la suspicion chez les individus qui pensent que c’est l’autre qui est à l’origine de leur malheur. Du coup, les relations changent. Chacun se barricade, dresse sa baie vitrée, et multiplie les gestes barrière. Les villes sont devenues de vastes prisons à ciel ouvert et les maisons transformées en cellule.
L’altérité mise à rude épreuve
Les vocables : «confinement», «mise en quarantaine», «isolement», etc. renvoient à la question de l’altérité. L’autre est vu sous le prisme de l’obstacle à une vie saine et épanouie. Il est désormais celui qui peut me donner la mort en me transmettant le virus. L’autre n’est plus considéré comme mon semblable, porteur d’un humanisme, mais chosifié parce que renfermant dans ses entrailles le Covid-19. Nous sommes dans une sorte de solipsisme régressif, avec un moi qui va jusqu’à nier la réalité de l’autre. C’est l’instinct de conservation, cet amour de soi «infaillible» et toujours conforme à l’ordre.
Le coronavirus nous ramène à l’état de nature, au-delà de cette solidarité de façade qui pourrait acter la fausse socialisation du «loup». Il met à nu l’individualisme débridé de l’homme qui a toujours succombé à la tentation d’être le centre du monde. C’est d’un air amusé que nous guettons sur les antennes des radios ou dans les colonnes des journaux, les noms des fameux «bienfaiteurs» qui ne se soucient guère de la pureté de leurs actes. Ils ne boudent pas un seul instant le plaisir de voir l’humanité toute entière chanter leurs louanges. Le bien n’est pas fait pour le bien mais pour ce qu’il procure. Nos bienfaiteurs n’ont pas choisi la discrétion, mais le tintamarre. Même du malheur, ils veulent tirer une jouissance personnelle. Le Covid-19 nous révèle à nous-mêmes, humain trop humain !
Vanité en deçà, corona au-delà !
Nous sommes des êtres fragiles, dans un monde dont la marche semble dictée du dehors. En dépit des inventions qui ont révolutionné nos modes de vie, avec ces gratte-ciel qui titillent le ciel, ces machines intelligentes, ces vaisseaux qui ont conquis d’autres planètes, etc. il y a beaucoup de choses qui se cachent à la compréhension de l’humain. C’est pourquoi le coronavirus nous met en face de notre propre vanité. Cet infiniment petit est un mystère pour les chercheurs du monde entier. L’humanité est en face d’un virus intelligent, si l’on s’en tient à la symbolique du mot corona qui signifie en latin ou grec le «recourbé», couronne. Laquelle renvoie à la tête des princes, empereurs, rois ou chefs, le siège de la connaissance. Et du point de vue astronomique, corona ou couronne, est un milieu en perpétuelle évolution et dont l’équilibre est parfois brutalement rompu par le passage d’ondes de choc. Le covid-19 s’invite au banquet de l’innommable, de l’indicible en nous confinant dans le champ de ce qui est humainement accessible. Il nous met en face de nos propres limites, jusqu’à preuve du contraire. S’il arrivait à la science de connaître un jour l’origine de ce virus aux fins de proposer un antidote, le mérite en reviendrait à la fois aux sachants et à la nature. Tout problème a une solution et au cœur de cette dernière est logée son contraire, tel que nous enseigne la loi de la nature. Les choses non découvertes existent, elles sont justes couvertes du voile de l’indicible provisoire qui tombera dans le domaine du sens avec la complicité de la nature, grâce à la persévérance de l’homo sapiens dont la lame de curiosité déchirera le manteau de l’ignorance.
Le coronavirus nous fait apprécier la vie
En effet, le coronavirus semble donner un coup d’arrêt à la routine, marque indélébile de notre volonté de vivre qui passe par le refoulement à chaque instant de la mort. Observez le comportement des investisseurs sur le marché boursier, du commerçant derrière son comptoir, calculette à la main, du promoteur immobilier en pleine prospection, du consommateur à la recherche de la dernière marque, du journaliste friand de scoop, etc. tous vivent pour le futur. Le présent, seule réalité tangible, est sacrifié à l’autel d’un avenir qui n’est qu’un mirage.
Mais l’avènement du coronavirus, avec la sensation de la mort totale, donne lieu à un changement de paradigme : le présent se vit intensément, puisqu’au-delà de l’immédiat, il y a l’irréparable. L’homme s’est mis à apprécier la valeur de la vie, car la sensation de la mort totale, c’est-à-dire inéluctable et imminente, l’a amené à surmonter la crainte de la faucheuse, revendiquant du coup sa liberté. Grâce au covid-19, l’homme reprend du poil de la bête sur une vie qu’il semblait vivre en spectateur, parce que dictée par le capital, et non acteur. Le virus intelligent lui a donné les armes d’une emprise totale sur le cours de sa vie. Il affiche la figure de l’enfant dans «Les trois métamorphoses de l’esprit» de Nietzsche (ainsi parlait Zarathoustra) : «L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation (…) l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde». Désormais, grâce au coronavirus, l’homme contemplera le présent dans toute sa splendeur, changeant du coup son regard sur la mort.
Y a-t-il un lien entre la maladie du coronavirus et la mort ?
C’est comme s’il donnait raison à Spinoza qui présente la mort comme un élément extérieur à la vie. L’idée est que la mort n’est pas, par essence, inscrite dans la vie de l’individu. Ce qui fait qu’il n’est pas disposé à l’accepter parce qu’elle est perçue comme une contingence. Sinon comment comprendre que d’autres prennent le dessus sur le coronavirus ? Ils ont compris que l’essence même de la vie est de persévérer dans son être, c’est pourquoi l’individu n’est pas programmé pour mourir. Le fait que les rayons des supermarchés soient pris d’assaut et les étales des marchés vidés de leur contenu, dénote une volonté pour l’homme de lutter contre la mort que la vie ne féconde pas. Le stress né d’un bouleversement total de notre quotidien et la peur de voir s’arrêter une vie dont les équilibres fragiles sont constamment menacés par des forces extérieures, ne doivent être perçus comme des éléments négatifs. Au contraire, ce sont des signes de résistance à faire l’expérience de la limite.
Bacary Domingo MANE