Argentine: l’ex-président Carlos Menem est mort à l’âge de 90 ans
Animal politique et leader charismatique, héros d’une « révolution libérale » qui s’est terminée en catastrophe, adulé et détesté, l’ancien président argentin Carlos Menem, au pouvoir entre 1989 et 1999, s’est éteint, ce dimanche 14 février 2021, à l’âge de 90 ans. Impliqué dans des scandales et des affaires de corruption, il aura réussi à échapper à la justice jusqu’au bout grâce à son immunité parlementaire en tant que sénateur. Profil et bilan.
Son nom restera attaché à une décennie marquée par l’ostentation de l’argent facile, des accusations de corruption et des affaires non élucidées, dont deux terribles attentats terroristes toujours impunis. Mais aussi, même si aujourd’hui c’est l’image négative qui domine, par une certaine stabilité économique et une réforme constitutionnelle qui modernisa les institutions du pays. Successeur du radical Raul Alfonsin, le président du rétablissement de la démocratie en 1983, le péroniste Carlos Menem est élu en 1989 dans un pays en crise où récession et hyperinflation semblent devoir tout emporter.
Alors âgé de 59 ans et jusque-là gouverneur de La Rioja, province du nord de l’Argentine qui a accueilli de nombreux immigrés syriens, dont ses parents, Menem n’a pas de vrai plan de sortie de crise. Pendant un an, il tâtonne. Avant de nommer un ministre de l’Économie, Domingo Cavallo, qui propose une solution radicale, la « loi de convertibilité » : désormais, un peso vaudra un dollar, les deux devises pourront s’utiliser indifféremment dans le pays et la Banque centrale devra avoir toujours autant de dollars en réserve qu’il y a de pesos en circulation. C’est la fin de la planche à billets, les prix sont stabilisés, un énorme programme de privatisations est lancé, les capitaux affluent, la croissance est de retour. Avec l’appui du Fonds monétaire international (FMI) et des nations industrialisées, Menem a fait de son pays un laboratoire du libéralisme triomphant.
Mais les petites et moyennes entreprises ne tiennent pas le choc, d’autant qu’à partir de 1995, du Mexique à l’Indonésie, les pays émergents dévaluent, ce que l’Argentine ne peut faire en raison, précisément, de la « loi de convertibilité ». Et, pour maintenir la parité peso-dollar, elle s’endette massivement. Le chômage s’envole et la récession est de retour en 1998. L’année suivante, le radical Fernando de la Rua s’impose à la présidentielle face au péroniste Eduardo Duhalde (réélu en 1995, Menem ne pouvait se présenter une troisième fois). De la Rua avait promis un changement, mais il n’abandonne pas la parité peso-dollar. Il s’endettera plus encore, avant d’être lâché par le FMI et de voir l’Argentine sombrer dans une crise pire que celle de 1989. Il quitte la Casa Rosada, le palais présidentiel, en hélicoptère, sous la pression de la rue, en décembre 2001.
En janvier 2002, Duhalde, élu par le Congrès, mettra un terme à la convertibilité après une dévaluation du peso où des millions d’épargnants perdront une grande partie de leurs économies. Cette fin traumatique d’un système monétaire, qui avait été la clé de voûte de la politique économique des années 1990, fait que celle-ci est condamnée dans son ensemble par beaucoup, alors que nombre d’économistes estiment que la catastrophe aurait pu être évitée.
Reçu en héros de la « révolution libérale » à Washington, Londres ou Paris
Il reste que, pendant une décennie, Carlos Menem, véritable animal politique et tribun charismatique, a été plébiscité par une majorité de ses concitoyens, tandis qu’il était reçu en héros de la « révolution libérale » à Washington, Londres ou Paris. À l’époque, ses électeurs, mais aussi les dirigeants occidentaux, ne semblaient pas accorder beaucoup d’importance aux « effets collatéraux » de sa politique économique et moins encore au « côté obscur » du ménémisme. Dès le début de son mandat, il y a eu des accusations de corruption. Mais, quand les affaires marchaient, on préférait applaudir la désinvolture d’un président « transgresseur » qui roulait en Ferrari à 180 km à l’heure sur des routes où la vitesse était limitée à 130, dont le menu favori était « pizza et champagne » et qui avait cherché à séduire Madonna en la recevant seul à la Casa Rosada pendant le tournage d’Evita, le film tiré de l’opéra sur Eva Peron.
Le mystère des attentats terroristes
Ce côté obscur des années Menem prend un aspect plus inquiétant après l’attentat contre la mutuelle juive Amia, le 18 juillet 1994, qui fait 85 morts. La justice l’attribue à l’Iran en tant que commanditaire, avec le Hezbollah libanais comme exécutant. Mais l’enquête écarte une autre piste, non-contradictoire avec celle finalement retenue, vraisemblablement pour ne pas impliquer un homme d’affaires d’origine syrienne proche du président. Menem, le ministre de l’Intérieur et le chef des services de renseignements de l’époque seront accusés d’avoir orchestré ces manœuvres. Mais, d’instruction en procès et d’appel en révision, l’ancien président sera relaxé, 25 ans plus tard. L’attentat contre l’Amia avait été précédé, le 17 mars 1992, par celui contre l’ambassade d’Israël (22 morts), également attribué à l’Iran et au Hezbollah. Le pourquoi de ces deux attaques terroristes reste un mystère. Certains affirment qu’il s’agissait de faire payer à l’Argentine sa participation à la première guerre du Golfe (1991), suite à l’alignement du pays sur les États-Unis, ainsi que la prétention de Menem de jouer les médiateurs dans le conflit israélo-arabe.
Le 15 mars 1995, Carlos Menem Jr., 26 ans, fils aîné du président, meurt aux commandes d’un hélicoptère qui a percuté des câbles de haute tension. Accident, conclut la justice. Mais sa mère, Zulema Yoma, alors séparée de Menem, affirme qu’il s’agit d’un attentat. Il faudra attendre 2014 pour que le père en admette la possibilité. Entre-temps, 14 personnes liées à l’enquête avaient perdu la vie dans des circonstances mystérieuses. À cette occasion, on a à nouveau évoqué la possibilité d’une « punition » venue du Moyen-Orient. Mais aussi celle d’un message mafieux, au moment où les cartels colombiens de la drogue prenaient position en Argentine.
En novembre de la même année, une explosion détruit une usine d’armement, faisant sept victimes. Officiellement, c’est encore un accident. En réalité, on le saura plus tard, il s’agissait de dissimuler un trafic décidé par Menem lui-même : entre 1992 et 1995, l’Argentine avait vendu illégalement des armes à deux pays sous embargo parce qu’impliqués dans des conflits, la Croatie et l’Équateur. Sur ces deux affaires, l’ancien chef de l’État bénéficiera finalement d’un non-lieu. Il faut dire qu’après s’être présenté sans succès à la présidentielle de 2003 (arrivé en tête du premier tour mais donné largement battu par les sondages face à Nestor Kirchner au second, il jette l’éponge), Carlos Menem a la bonne idée de se faire élire sénateur pour la province de La Rioja à partir de 2005. Ainsi, même en cas de condamnation ferme (il y en a eu, pour des affaires moins retentissantes), il restait protégé par son immunité parlementaire.
Quel élément positif de l’héritage ?
Curieusement, si Menem a pu accéder au Sénat et y demeurer jusqu’au bout, c’est grâce à une disposition demandée par le radical Raul Alfonsin, alors chef de l’opposition, dans les négociations sur la réforme constitutionnelle de 1994 : l’attribution d’un poste de sénateur, sur les trois dévolus à chaque province, à la liste arrivée en deuxième position. À l’époque, Menem souhaitait pouvoir se représenter en 1995, ce qu’interdisait la Constitution, qui ne permettait pas plus d’un mandat présidentiel. Pour éviter qu’il ne soit tenté de passer en force via un référendum, mais aussi parce que de grandes démocraties n’interdisent pas les réélections, Alfonsin a accepté de faire sauter ce verrou si d’autres changements, considérés comme des avancées, étaient acceptés.
L’Assemblée constituante a ainsi adopté une réforme incluant, outre la possibilité pour un président de faire deux mandats successifs (mandats par ailleurs raccourcis de six à quatre ans), l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct dans le cadre d’un système à deux tours (et plus, comme aux États-Unis, par un collège électoral), la création d’un poste de ministre coordinateur de l’action gouvernementale, le renforcement des pouvoirs du Parlement et de l’autonomie de la justice, etc. Aujourd´hui, tout le monde s’accorde pour dire que la réforme de 1994 a modernisé les institutions et qu’il s’agit du principal élément positif de l’héritage de Menem.
En tout cas, grâce à ce troisième poste de sénateur, Carlos Menem a pu résister au déclin de sa popularité qui atteint également sa province, La Rioja, et, surtout, échapper à une éventuelle peine de prison (même s’il a été détenu en 2001, alors qu’il n’avait aucun mandat électif, dans le cadre de l’instruction de l’affaire des ventes d’armes). Et quand les sénateurs non péronistes ont demandé la levée de son immunité parlementaire, il a systématiquement reçu le soutien de ses collègues kirchnéristes, pourtant supposés être des ennemis jurés. Pas pour rien : si Menem, vieilli et fatigué, a fait de rares apparitions au Sénat sous les présidences de Nestor et Cristina Kirchner, entre 2005 et 2017, il a toujours été présent quand son vote pouvait être décisif pour le pouvoir. Le ménémisme a été un courant de droite et libéral, le kirchnérisme se veut de gauche et nationaliste ; les Kirchner ont fait des droits humains une bannière, alors que Menem avait gracié les chefs de la dictature condamnés sous la présidence d’Alfonsin. Mais les péronistes sont des pragmatiques qui savent s’unir quand il le faut. Des cyniques, disent leurs adversaires, qui affirment que la corruption a été aussi importante, sinon plus, dans les années Kirchner que sous la présidence de Menem. rfi