Le «projet» : un cas de désarroi sémantique ?
Par Pape Mody NIANG, universitaire
Nous autres Sénégalais, depuis assez longtemps, sommes estourbis tellement, comme un refrain, le mot projet hante nos consciences au point que certains, peut –être naïvement, ont cru en son existence, lui donnant même un contenu positif, le confondant à programme. D’autres, dubitatifs – sans doute faisant preuve d’esprit partisan -, en ont fait une arlésienne.
Bréal, dès 1883, avait donné à la sémantique le sens ci- dessus : « science des significations ». Nous savons tous que le sens des mots a toujours évolué à travers l’histoire de la langue. C’est la raison pour laquelle il me paraît – sans doute pertinent – de m’attarder sur le contenu du mot projet qui, reconnaissons-le, semble constituer le référentiel de l’option politique du P.A.S.T.E.F..
Que peut bien signifier ce concept ?
Le Robert ,dictionnaire de référence , parmi tant d’autres , en fait , d’abord , « un dessein , une idée , une intention , un programme , une résolution , une vue » ; ensuite , « un plan » , enfin , « tout ce par quoi l’ homme tend à modifier le monde ou lui-même , dans un sens donné » . Si nous nous intéressons aux mots « programme » et « plan » , l’ on peut noter que le programme n’ est rien d’autre qu’ une suite plus ou moins logique ou cohérente de projets politiques , économiques, sociaux ou culturels , lesquels doivent aboutir à des mesures , des décisions législatives ou administratives, si le parti , qui le porte , arrive au pouvoir . Ajoutons que le programme découle d’une doctrine, c’est-à-dire d’une conception générale de la politique, elle-même en rapport avec une conception de l’Homme, du monde, de la vie et de la philosophie.
La doctrine, quant à elle, s’accompagne d’une « mystique », au sens que Charles PEGUY donnait à ce mot, c’est-à-dire d’un contexte sentimental.
Le programme peut aboutir à des plans, c’est-à-dire à une suite de mesures échelonnées et graduées dans le temps.
Aujourd’ hui, si l’on examine tout ce qui s’est dit et se dit au travers des différentes interventions des membres de P.A.S.T.E.F., il ressort que le sens philosophique, à savoir cette tendance de l’homme à vouloir « modifier le monde ou lui-même » paraît convenir le mieux d’ autant qu’il est question, d’après les « pastéfiens », de « transformation systémique ».
Aussi me semble-t-il nécessaire, en cette période de projection sur ce doit être notre cher pays, d’émettre un modeste avis sur ce que peut être la vraie démarche, en vue d’aboutir au vrai projet.
Compte tenu de la configuration de la coalition présidentielle, point n’est besoin de dire que le recours à une démarche collective, organisée, planifiée de réflexion sur le sens moral et pratique des membres de la coalition présidentielle me semble de bonne méthode. Au reste, les trois questions que posait KANT sont plus qu’actuelles : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ?
Les « pastéfiens », à l’épreuve du pouvoir, se rendent compte, chaque jour, que la réalité est plus complexe et comporte, simultanément, des évolutions en des sens différents. Nul besoin, aussi, de préciser que le pays garde, au flanc, des plaies vives, que la situation – envisageable dans les prochains jours -pourrait raviver, et qui sont autant de germes de conflits.
Lorsque l’on veut, sans démagogie aucune, aborder les problèmes de fond d’un pays, en période d’incertitudes et de complexités, mais également d’espoirs immenses, il ne faut certainement pas :
- S’attarder outre mesure sur le verdict négatif sur le passé ;
- Reproduire ces bannissements politiques où la conscience populaire, jadis, avait discerné une injustice grave et qu’elle avait flétrie ;
- S’éloigner des marécages et des vapeurs méphitiques du « gatsa gatsa ». « La mentalité de représailles, nous enseigne le sage MANDELA, détruit les Etats, tandis que la mentalité de tolérance construit les nations » ;
- Rester dans la zone des entraînements passionnels et des impulsions sentimentales.
L’urgence, pour les nouvelles autorités, c’est d’inventer un possible, même si l’on peut le croire improbable de nos jours (l’amélioration économique, sociale et culturelle nécessitant un temps long).
Depuis le changement de régime, consécutif à la victoire nette du Président FAYE, malgré les grands coups de déclarations et d’intentions, malheureusement non suivies d’effet jusqu’à présent, une évidence, qui n’épargne que les aveugles, apparaît : point de programme, pour l’ heure ; le projet, sans doute : l’unité et le développement du pays. Vaste projet, plus que nécessaire, mais extrêmement difficile. Le grand potentiel d’espoirs et de bonne volonté, que cette promesse de transformation systémique avait réveillé chez beaucoup de nos compatriotes, peut -très vite – être atomisé, piégé, paralysé par une absence de perspectives.
L’ancien Président de l’Université Paris-X –Nanterre, le professeur René REMOND, nous enseigne que « les réalités concrètes modèlent des comportements et façonnent les mentalités ». La mise en œuvre du fameux projet suppose des dirigeants fermes et lucides, passionnés pour l’intérêt général, différent de certaines notions apparentées (le bien commun et l’intérêt public) et un double agencement de la problématique et du projet.
D’abord, la problématique : de quelle manière, sous quel angle, selon quelle approche les problèmes de ce pays doivent-ils être abordés ? De quelle situation les dirigeants partent-ils ? Dans quel rapport de forces se situent-ils ? Quels sont leurs chances et les risques ? Où se situent les voies de passage ? Ce document, à coup sûr, devra être élaboré de façon collective et soumis à l’examen critique des différentes composantes de la coalition présidentielle et aux , pourquoi pas, nombreux Sénégalais qui rêvent d’un autre Sénégal. A n’en pas douter ce sera, dans l’échange, que ce document pourrait être la référence partagée de toute la coalition. Au reste le Premier ministre, dans une de ses sorties, avait cru devoir apporter la clarification au sujet du « projet», en précisant que sa finalisation aurait lieu plus tard.
Ce ne sera que , une fois mis en œuvre , ce document pourra être traduit en véritable projet , c’ est-à-dire , comme déjà esquissé , dans une démarche progressive , pensée , structurée, trouvant son rythme et ses séquences , se situant dans une certaine durée , évidemment , toujours difficile à apprécier . Naturellement, des rendez-vous intermédiaires seront plus que nécessaires, car devant permettre à faire le point et, si besoin est, d’infléchir, voire de réorienter la politique en cours. Je voudrais juste m’attarder sur une initiative du Gouvernement, dont la pertinence ne souffre aucune contestation : le projet de réforme de la Justice, qui ne peut être opératoire sans une réforme de nos Institutions politiques, laquelle réforme apparaît en étroite dépendance de la réforme de notre structure économique et sociale (l’une ne va pas sans l’autre).
On le voit bien : il s’agit de se projeter dans l’avenir, de faire entrevoir et de promouvoir un autre Sénégal. Cela exige, bien évidemment, une certaine programmation des moyens à mettre en œuvre, un inventaire des ressources disponibles, un calendrier révisable et des procédures d’évaluations successives. Vaste chantier, pour nos gouvernants, qui ne doit laisser place à aucune dissipation, si nos dirigeants ne veulent tomber dans ce qu’avait prédit le sage Hadj Garni Orin : « A force de reporter l’essentiel au nom de l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel ».
Pape Mody NIANG,
Universitaire et citoyen